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Critiques de livres


Liliane WOUTERS
Ça rime et ça rame
Bruxelles
Editions Labor
coll. « Espace Nord »
1988
300 p.

L'empire de la stérilité

Il arrive parfois de feuilleter une antholo­gie ou un manuel de littérature comme on déambule dans un cimetière : il n'y a guère à voir, guère à apprendre sauf à s'y promener carnet et crayon à la main et re­constituer les vies qui gisent là, les inventer évidemment puisqu'il n'en reste rien qu'un nom, des dates, quelques titres — de gloire ou de livres — et quelques clichés qui, à la longue, deviennent ironiques ou dépourvus de sens. Né à Anvers en 1906, le poète et essayiste Pierre délia Faille n'aurait sans doute pas détesté que son nom peu à peu s'efface, qu'il ne se prolonge qu'à travers l'imprécation impertinente ou la fiction la plus débridée. Certes, il publia de nom­breux recueils, parmi lesquels Sa Majesté l'Ecorché, L'homme glacial ou Le mythe de Gold Archibald, mais ses éditeurs s'avéraient généralement confidentiels voire éphé­mères, et son œuvre demeure méconnue. Il s'y montre sans concession, résolument à l'écart de tous les mirages — esthétiques, éthiques ou idéologiques. Certains écrivains d'aujourd'hui auraient d'ailleurs trouvé chez lui à qui parler : dans ses courtes proses poétiques, la cruauté se fait manifes­tement jubilation. De plus, à la question de savoir quelle était la qualité fondamentale chez le poète, il répondit de façon non moins radicale : « Sa capacité de refus. Jeune, le refus de la facilité. Mûr, le refus de la foire littéraire. Vieux, le refus d'écrire pour se sur­vivre. »1 . Disparu en 1989, l'auteur s'était auparavant établi à Tizzano, en Corse, comme en retrait d'un monde qu'il n'abor­dait pas directement mais dont il ne cessait, en fait, de décrire la sourde barbarie. Avant son décès, il avait émis le souhait qu'un der­nier texte soit publié par les Editions Le Cormier, quelques années après sa mort. Jean de la Faute est cet ultime pied de nez, cette facétie subtile contre l'absurde. Qui est Jean ? C'est un ensemble de possi­bilités laissées à l'imaginaire dans les blancs de l'Histoire ; c'est, dit l'écrivain, « le théâtre où nous jouons tous des rôles que nous récitons sans les comprendre à la plus grande gloire du Néant ». C'est un homme qui, s'il a une identité, pourrait voir celle-ci remplacée par mille autres, aussi valables et aussi soumises aux caprices du temps. Il pourrait s'accommoder de toutes les époques ou n'être d'aucune : « Il a toujours existé, existera toujours. » Aussi Pierre délia Faille sème-t-il les cailloux de la destinée de Jean à des moments singuliers, ni totale­ment arbitraires ni automatiquement signi­fiants, qui rendent le personnage à la fois étrange et familier. S'il fallait à Jean une naissance, elle aurait lieu en 1515, mais la créature de papier connaît encore l'aventure au XIXe siècle et en 1795, peu après la Ter­reur. Celle-ci fournit d'ailleurs l'occasion de croiser une « trogne enluminée par le gros rouge de la démagogie » : un des attraits du récit réside précisément dans la faculté qu'a l'auteur d'y glisser des saillies subversives, des vérités bonnes à dire qui surviennent de manière impromptue et modifient la portée d'un texte où la fantaisie, de prime abord, paraissait dominer. Si Jean est « fils de per­sonne » et « peut-être quiconque », il est donc également, comme tous les quidams de la terre, confronté au pouvoir, soit à une réa­lité foncièrement aberrante et oppressante. Il s'avère trop lucide pour ne pas constater qu'en la matière, dans la société des hom­mes, rien n'échappe vraiment à la bêtise et à la brutalité. Dans la curieuse cité de Balti­more, il hérite de l'enviée fonction de maître, devient prince à la place du prince. Or, le pouvoir est une chimère parfaite, il ne sert aucun but en dehors de lui-même, et Baltimore est un Etat sans durée, sans amour, sans justice : « Que faire dans ce royaume atroce ? C'est pourtant ainsi que se fait une royauté. Pour régner, il faut être d'une cruauté sans défaut. » Pierre délia Faille s'ingénie à construire des mythes qui ne tardent jamais à se dégrader, où le cours supposé naturel des événements finit par dévier. Sous sa plume, l'imagination ne vient pas au secours du réel : elle ne se veut ni rédemptrice ni consolatrice. Poussant certaines logiques à leur terme, elle dé­monte les mécanismes de ce qu'il est, mal­gré tout, convenu d'appeler une civilisation. Dans l'univers surprenant où évolue Jean de la Faute, le plaisir et la joie sont les palliatifs d'un malheur plus grand, d'une mélancolie qui n'a pas de fin. En ces empires inconnus, en effet, l'on ne s'amuse pas sans amertume : « Tous les matins, l'Impératrice s'éveil­lant se demande où est la joie de son peuple. Désespérée, elle proclame saturnal le jour qui se lève. Pourquoi refuser licence et plaisir dans un empire où tout se meurt dans la stérilité ? » Au fil du récit, Belle, l'aimée, la désirée, déjà présente dans certains recueils de poèmes, occupe une place croissante. Son union avec Jean de la Faute se scelle aux confins de la mort, là où se procrée ce qui seul peut l'être, « le volume du bonheur désespéré ». Des images somptueuses font la chair de cette contre-épopée où l'angoisse et le fantasme deviennent allégories. Aucune pose, naturellement, rien de pompeux ni de pompier : inclassable et intransigeant, le poète de L'homme inhabitable ne se regar­dait pas écrire.

Laurent Robert

1. Cfr. Fernand Verhesen, « Une obscure évi­dence », dans Propositions, Bruxelles, Le Cour­rier, Centre International d'études poétiques, 1994, p. 290.

Liliane WOUTERS et Alain BOSQUET, La poésie franco­phone de Belgique 1903-1926, Tome 3, Bruxelles, Palais des Académies, 1992, 475 p.

Pierre DELLA FAILLE, Jean de la Faute, Bruxelles, Le Cormier, 1998