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Critiques de livres


Jacqueline HARPMAN
Jusqu'au dernier jour de mes jours
Bruxelles
Labor
2004
173 p.

Variations sur l'improbable

  Jusqu'au dernier jour de mes jours. Jacqueline Harpman a choisi un titre éperdument romantique pour son dernier recueil de nouvelles. Ne vous y fiez pas ! Si la première his­toire (qui donne son titre au volume et en est, avec le bref et prenant Jamais plus, la plus belle à mes yeux) nous ra­conte un amour fulgurant mais éternel, on retrouve en d'autres pages la Jacque­line Harpman caustique, incisive, drôle et féroce, aimant s'aventurer sur des chemins imprévus, défier les conven­tions, la logique, et se moquant allègre­ment de la vraisemblance. « Pourquoi le roman se soucierait-il de vraisemblance ? » me lançait-elle avec un rire éclatant, au moment où le très romanesque La plage d'Ostende obtenait le prix Point de mire (qu'une erreur te­nace dans sa bibliographie attribue à La fille démantelée !). Et d'ajouter, fron­deuse : « La vraisemblable, c'est bon pour la vie, la réalité. » L'imagination se donne libre cours, ouvre larges les fenêtres, porte l'auteur vers tous les possibles — et au-delà ! Mais dans une langue classique, précise, toujours maîtrisée, que n'effraie pas (ô joie !) l'imparfait du subjonctif. Dans l'impertinent Dieu et moi (1999), où elle relatait avec une verve moqueuse sa mort, et ses débats désopilants avec l'ange venu la chercher, qu'elle refuse de suivre, puis avec le Créateur, ne prêtait-elle pas à un critique, qui l'avait hono­rée de quelques éreintements, ce cri de soulagement : « Ouf ! Je ne serai plus obligé de la lire et d'endurer ses sub­jonctifs passés ! »... ? La première nouvelle est presque un roman. Parvenue au bout du voyage, l'héroïne, Dominique, se souvient de l'heure décisive de sa vie, à 17 ans, une nuit de guerre. A la veille d'une action d'un petit groupe de résistants tellement risquée qu'aucun n'espère en sortir vi­vant, elle connaît, avec la même déchi­rante intensité, l'imminence de la mort. La révélation de l'amour : Nous avions très peu de temps pour faire ce que je sais maintenant que font les amants : se dire et se redire l'un à l'autre, se prendre et se reprendre, s'écouter en silence et s'écouter parlant, deux heures et demie, trois heures, pour l'amour de toute une vie. Et ce cadeau essentiel que lui fait celui qui sera tué à l'aube : moi qui n'avais jamais senti que la rage, il me donna la compas­sion. On change de registre avec les récits suivants, toujours écrits à la première per­sonne, et dont trois, réunis sous l'inti­tulé Les Donatiens, tournent autour du thème de la naissance, qui survient à chaque fois en des circonstances haute­ment singulières, et projette son ombre sur toute une destinée. C'est ainsi que l'un de ces trois Donatiens (prénom fétiche !) est né, grâce à la médecine moderne, d'une femme de 63 ans, farouchement déterminée à le garder dans l'ignorance totale du monde extérieur. Il grandit dans un do­maine ceint de hauts murs, où nul ne pénètre qui n'ait dépassé la soixantaine, où toute représentation de la jeunesse est bannie, des livres aux tableaux, où les cours d'histoire que lui dispense un précepteur s'arrêtent en 1918... C'est par ruse qu'à l'adolescence, il déjouera ce complot aberrant et pathétique, dé­couvrant, au cours d'investigations noc­turnes clandestines, l'existence soigneu­sement cachée de la radio, la télévision, les journaux, l'internet, et comprenant que sa mère est vieille, et qu'elle lui a toujours menti. Sa mère que, désor­mais, il trompe à son tour... Mais les jeux sont faits : même lorsqu'il se sera libéré de cette longue imposture, lors­qu'il aura appris tout ce qu'un homme d'aujourd'hui doit connaître, et se tien­dra informé au jour le jour des événe­ments du monde, Donatien vivra tou­jours en exil.

Les nouvelles prennent ainsi, avec un bonheur inégal, des airs de contes fan­tastiques, de fables à l'extravagance parfois grinçante.

On en viendrait à se lasser des foucades d'une fantaisie forcée, quand un petit texte, Jamais plus, nous rattrape. Et nous étreint.

Je suis seule, il fait froid, j'ai de l'hiver partout dans l'âme, je ne me souviens pas de la chaleur. C'est donc vers ce désastre que court la vie ? J'ai été jeune, j'ai dansé, j'ai tremblé, j'ai aimé : il ne reste que les mots ? Où trouver l'enfant qui court sur le sable ? Comment redevenir que ce je ne serai plus ? Il ne me suffit pas de l'évo­quer : je veux l'être. [...] Je le sais bien, il n'y a qu'un moyen de retourner là-bas, il faut écrire, écrire sans m'arrêter.

Francine Ghysen