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Critiques de livres


Vera FEYDER
La bouche de l'ogre
Le Grand Miroir
coll. La Petite Littéraire
2002
82 p.

C'est en poche

Strictement superposables, jumeaux, les deux volumes gris, hauts, minces et élégants se glissent aisément en poche. Pas dans la poche revolver du pantalon, mais dans celle qui est au chaud, à l'inté­rieur de la veste, contre le cœur, car ils sourient, l'un comme l'autre et vous fixent en même temps d'un œil perçant : le droit pour Vera Feyder, le gauche pour Françoise Lalande. Écrits de femmes avec titres au masculin, dont l'un fait peur, remuant les cheveux dressés de l'enfance, et l'autre étonne par son manque de transitivité, ils nous emmènent par des chemins inattendus dans l'éternelle confusion des sentiments. Ils nous font passer par Londres aussi, mais c'est pure coïncidence et d'ailleurs la com­paraison entre les deux pourrait s'arrêter là. La bouche de l'ogre conte une douce et ter­rible histoire, une histoire d'amour abrégée et surtout l'histoire d'une vie que la souf­france a fragilisée et marquée d'un sceau in­délébile depuis l'enfance. Cette enfance, on en devine seulement les plaies dont le souve­nir affleure léger mais tenace au moment où on croit avoir oublié. La pauvreté, un père disparu, la maladie, la mère lointaine, une famille d'emprunt où les parents sont plutôt gardiens de geôle que d'accueil. Bien sûr, le corps guérit, mais laisse « l'âme éternelle­ment malade d'elle-même ». La peur subsiste et la haine aussi, bien qu'on veuille très fort s'en débarrasser. Alba a cru à « l'exorcisme miraculeux de l'amour », mais peut-être a-t-elle voulu protéger son amour précisément, d'une terreur plus puissante que la perte elle-même. Elle cherche un répit, un refuge et trouve un paysage de carte postale, une au­berge au nom prometteur, l'Auberge du gai repos, une chambre nuptiale au balcon donnant sur un panorama d'oubli. La jolie pen­sion devient trop tôt odieuse, les splendeurs naturelles écrasantes, la respiration courte.


Françoise LALANDE
L'homme qui aimait
Le Grand Miroir
coll. La Petite Littéraire
2002
74 p.

Les gens que l'on croise paraissent hostiles et s'éloignent de toute communication, dispa­raissent. Tout cela rappelle la déréliction première, fondamentale, et ce beau roman, La derelitta. Les images sages et bourgeoises de Londres, les tableaux grand format des montagnes du Tyrol : rien ne peut effacer les étonnants rappels de ces lieux dont la pré­sence étonne, dans ce contexte qui les isole. Seraing, Ougrée-Marihaye, ces vallées noires et lumineuses que seuls les familiers de l'en­droit reconnaîtront.

Certaines blessures guérissent moins bien que les grandes douleurs : c'est ce qu'on peut lire sur la quatrième de couverture du recueil de Françoise Lalande, L'homme qui aimait. Le lecteur doit-il s'attendre à un déroulement plus tranquille, loin des escarpements où il vient de peiner ? Il est prévenu : c'est plus léger mais encore difficile. On souhaite que Rousseau ait entrevu ce Quelque chose de bleu, en effet, avant de tout quitter, et qu'un peu de pervenche soit venu éclairer son der­nier regard. Mais comment en être sûr ? Les femmes, selon Lalande, ont l'humeur versa­tile, les mères aussi sans doute et l'homme qui les aime ne s'y habitue décidément ja­mais. Aussi décide-t-elle de les censurer, ou plutôt de les éjecter de son discours à elle, avec véhémence : « Non, aujourd'hui, je ne parlerai pas de ma mère, non, non, ils le font tous, elles surtout le font toutes, alors pas moi, je ne veux pas ajouter une ligne à ce sujet, non, je ne joindrai pas ma voix au chœur des filles écorchées... ». Et cela conti­nue, dans ce premier texte qui donne son titre à l'ensemble, parce que Lalande veut éprouver la résistance de la phrase longue et celle de son souffle, par la même occasion. Tenaces, les peurs, disait-on, tenaces les femmes en tout cas ! Voici Rimbaud, autre figure familière à l'auteur, mais en liberté, cette fois, hors tutelle, comme il le fut ou du moins le souhaitait : n'importe où et dans un cabaret vert, En face de la gare. Charleroi. Un lieu de rencontre mieux qu'un autre parce qu'il s'ouvre aux hasards, « de pays à pays ». La rupture, c'est le contraire, quand elle ne donne pas à contempler « un des plus inquiétants déploiements de l'amour », c'est ce qu'en dit Le témoin, troisième des cinq récits du livre. Le quatrième étant intitulé La réconciliation ne lui fait suite en aucune façon, dévolu qu'il est pourtant à chanter l'amour lui aussi, ou l'amitié, en tout cas l'attachement, et dans la durée. C'est dans les poches, bien calés, les petits gris, de quoi teinter l'automne.

Jeannine Paque