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Critiques de livres


Carino BUCCIARELLI
La femme de sel
Lausanne
L'Age d'Homme
2001
119 p.

Des mythes

J’éprouve, en lisant La femme de sel, le dernier roman de Carino Bucciarelli, une fascination mêlée à une certaine inquiétude. Est-ce le résultat de la pâte hu­mide qui compose le livre, espèce de mé­lange de fantastique et de réalisme ? Un sa­vant dosage, dirais-je si je voulais m'arrêter ici, car l'expression, un peu fumeuse, suffit à ce que le mélange semble doté de ce je ne sais trop quoi d'alchimique qui permet de produire les effets conjoints de la fascina­tion et de l'inquiétude. Mais cette fois, ça ne me satisfait pas, car la pâte incriminée n'est pas si rare, et mon sentiment dépasse de loin celui que j'ai pu éprouver autrefois en sa présence. Il y a dans ce roman quel­que chose de plus. Et qui tient probable­ment au fait que je ne peux m'empêcher de m'identifier à son narrateur. Peut-être est-ce que moi aussi je cache un père dans les caves de ma maison. Je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs : peut-être qu'il n'a rien fait, peut-être qu'il est là par sa propre volonté. Ou peut-être est-ce qu'un père, c'est fait pour ça : se retirer dans une cave, à un moment donné, et laisser le champ du monde libre pour son fils. Bien sûr, je lui porte à manger, mais le moins souvent pos­sible, et puis quand il a fini son repas vespé­ral, je suis dans l'embarras, il faudrait faire causette, mais je ne sais pas trop quoi lui dire. D'ailleurs, de quoi faut-il parler avec son père ?

Pour imagée qu'elle soit, cette situation n'en est pas moins banale, et pourtant ré­sume à elle seule une foultitude de ques­tions auxquelles mes semblables et moi-même sommes loin d'avoir commencé à répondre. C'est sa force et sa particularité. Mais si mon père, comme dans le roman de Bucciarelli, commence à se plaindre de soli­tude, et me demande de l'aider en lui four­nissant une femme, que dois-je faire ? N'est-ce pas le lot de tout père que de souf­frir de solitude, et de laisser ainsi à son fils le champ du monde libre ? Ce père-là, comme tous les pères, n'est probablement pas un père comme les autres, et il indique à son fils comment façonner, à partir d'un tas de sel humide, la femme qui lui tiendra compagnie.

C'est ainsi que le récit bascule. Bucciarelli propulse le lecteur dans un univers où l'on n'est jamais sûr de ce qui se trouve derrière une porte de sa propre maison, où les murs parlent par fissures, où les enfants naissent de la poussière, leur petit corps terne rempli déjà de souvenirs. L'auteur fait ainsi surgir des existences insoupçonnées, mais à toutes ces choses et ces êtres, il prête un question­nement absolument humain, celui de l'iden­tité. C'est l'autre force de La femme de sel : si le fantastique y est omniprésent, il jette une lumière nouvelle sur la condition humaine et n'est jamais gratuit.

Par cette double opération qui consiste à montrer la monstruosité des situations hu­maines d'une part, et à humaniser certaines situations monstrueuses de l'autre, ce roman renoue avec la force des mythes où un monde obscur et un monde humain se compénètrent. Et c'est probablement ce qui me donne ce sentiment de fascination mêlé à l'inquié­tude, car c'est le sentiment même du sacré.

Pascal Leclercq