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Critiques de livres

Au pays des nouvelles

II y a beaucoup d'images, de sensations, de saveurs dans les Ardennaises de Carlo Masoni, son dernier recueil de nouvelles et sans doute le plus accompli : dans les his­toires qu'il nous raconte avec une allégresse gourmande ; les caractères, dessinés avec une perspicacité narquoise mais amicale, parfois une tendresse grave, une discrète compassion ; surtout dans la langue, drue, bruissante, amoureuse des paysages et des saisons, qui sait nous faire entendre le vent dans les arbres, sentir l'odeur de l'herbe ou des feux dans la campagne. Car la nature a ici une étonnante présence : vivant refuge, consolation aux petites trahi­sons, aux pauvres ruses et aux secrets en­fouis des humains amarrés dans leurs vil­lages gris. A leurs âpres calculs (La, neige est sans mémoire). A leur réalisme cynique (Le Sicilien). A leur longue patience (Celle qui attendait)...

Certains personnages dépassent l'anecdote, bravent la sagesse quotidienne, ancrée dans sa terre et ses habitudes, et font surgir, co­casse et pathétique, la part du rêve et de la folie douce.

Ainsi Le dernier grognard, l'ineffable Jé­rôme, « mélange très subtil de délire et de duplicité », qui s'invente un aïeul presti­gieux et, pour s'en montrer digne, va au-de­vant d'une mort de héros. Ou cet autre illu­miné, le paysan Poupart (Carcassonne) qui, à l'âge de la retraite, décide d'apprendre à lire, lui qui était jusqu'alors « l'homme d'un seul livre : le livre du monde. La terre, les bêtes, les plantes étaient sa bible et son almanach. Il lisait dans le schiste et dans l'au­bier, dans l'oiseau et dans le vent. Avec les pieds, avec les mains, avec le nez. Il déchif­frait le rugueux des écorces, le mystère des sous-bois, l'odeur fauve des ressuis et des gagnages. Il augurait le temps à venir à la couleur de la lune, au vol des oiseaux, au lard qui suinte, au fumier qui fume. » Dans la chrestomathie que lui offre, son ap­prentissage fini, le maître d'école, Poupart découvre le poème de Nadaud, le lit et le relit, enivré, obsédé, et se met en tête de partir pour cette fabuleuse cité de Carcas­sonne — que lui non plus n'atteindra ja­mais...

Un récit se détache des autres : Les étangs noirs. Pur moment de confiance et d'émo­tion entre le narrateur, un vieil homme qui, assis sur le banc devant sa maison, écoute, par les beaux soirs tranquilles d'été, « La respiration du monde », et une Laurence de 17 ans, belle de corps et d'âme, qui vient de faire son premier don et en ose timidement l'aveu à son vieil ami. C'est frais, doux et délicat, comme une aubépine en fleur.

Après s'être tourné vers le roman avec des bonheurs divers (Un jour, ce sera l'aube, Ra­phaël et Laetitia, romansonge, et, l'an der­nier, sous le pseudonyme de Baptiste Mor­gan, La vie oubliée), Vincent Engel revient à la nouvelle dans La guerre est quotidienne.

Ici, pas de fil conducteur. D'un texte à l'autre, on change de registre, d'atmo­sphère, d'horizon. D'ambition, aussi. L'imposture, qui ouvre le volume et en oc­cupe presque le quart, traite (laborieuse­ment) de vastes questions existentielles (le respect de l'autre et de soi, les exigences de l'art et celles de la conscience, l'attentisme et l'engagement...) autour du dilemme qui affole un jeune auteur, imposteur malgré lui, l'ambigu et falot Charles de Vinelles, dont le choix final reste en suspens... D'autres récits explorent de manière plus subtile le sens profond, l'intime quête, le troublant mystère de la destinée, et l'on se prend à imaginer la cité perdue de Maramisa et ses enfants « qui meurent en faisant un pas de trop dans leur exil éternel » (Le Sao-la).

C'est pourtant dans une veine plus mo­deste, plus familière, que Vincent Engel nous convainc le mieux et nous touche. Par exemple dans Voyage à Knokke-le-Zoute où un grand-père infirme et son petit-fils, mer­veilleusement complices, découvrent que l'excursion promise n'était qu'un leurre, mais, dans un éclatant sursaut d'indépen­dance, transforment le voyage manqué en véritable aventure.

Ou dans Lulu, ce fervent du vélo qui, chaque printemps, sur les chemins avoisinant son village du Hainaut, prépare l'évé­nement de l'année : le Tour de France. Dans sa jeunesse coureur amateur, il aurait voulu devenir professionnel, mais « le pelo­ton de la chance était passé sans lui ». Lulu a gardé l'essentiel : sa passion du vélo, et, l'été venu, il fait route vers le mont Ventoux ou un autre col de légende pour saluer la caravane du Tour et surtout pour se me­surer aux champions, défier lui aussi, dans la solitude de l'aube, le mont Ventoux... et la vieillesse qui rôde.

Car il faut résister, s'insurger, combattre : la guerre est quotidienne...

Francine Ghysen

Carlo MASONI, Ardennaises. Récits et caractères, Quorum, 1999, 160 p.

Vincent ENGEL, La guerre est quotidienne, Quorum, coll. « l’instant même », 1999, 224 p.