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Critiques de livres


Luc LERUTH
La machine magique
Paris
Gallimard
2004
280 p.

La gitane et le brahmane

Mathématicien de formation, Luc Leruth a vécu en Inde, aux Phi­lippines, à Washington, et vit au­jourd'hui à Suva dans les îles Fidji. Ce bourlingueur n'en est pas moins resté belge. En 2001, il publiait son premier roman, La 4e note. Le deuxième démarre en Inde, au XVIIIe, avec une histoire de poule maraudée par une jolie gitane, Tara. Chini, le jeune brahmane de dix-onze ans, ne mange pas de viande et ne fréquente pas les gitans — du moins est-ce la règle, mais ce gamin n'en fera jamais qu'à sa tête. Bien lui en prend, et par ricochet au lecteur : n'était cette effronterie, ce dernier se trouverait privé d'un picaresque roman d'apprentis­sage amoureux et scientifique. Ça commence innocemment par la lente dégustation d'une mangue : « Je me délec­tais du spectacle de Tara qui caressait de ses mains et de sa langue le fruit que je venais de lécher. » Ça continue en grimpant aux arbres pour surprendre, tout ébaubi, l'inti­mité d'une fille sous l'envol de sa longue jupe. Ça se terminera de manière torride lorsque Tara pratiquera sur Chini « l'Auparishataka, que l'on nomme aussi "manger la mangue", [...] une caresse que les eunuques pratiquent, mais aussi les femmes dissolues, les prostituées et les servantes célibataires ». Jamais un brahmane ne devrait l'accepter, sauf si le lieu, le moment et les astres sont en harmonie — encore faut-il que Jupiter ait « terminé son mouvement rétrograde ». Ça n'est pas sans danger quand l'astrono­mie indienne, fortement mâtinée d'astrolo­gie, s'est fourvoyée dans ses calculs, on peut y laisser sa vie : Tara n'avait-elle pas une ligne du cœur brisée par une cicatrice en­fantine...

Il est, ce roman, irracontable ; disons seule­ment (sinon, où serait le plaisir du lecteur futur ?) qu'on y parcourt pendant sept ans des bibliothèques aux manuscrits cachés ou dissimulés, des observatoires aux magiques ou erratiques machines, des harems aux amours saphiques, des fleuves sacrés con­voyeurs de cadavres, qu'on y déchiffre les védas et les signes du zodiaque, qu'on s'y invite aux fastueuses réceptions des mahara­jas et aux chasses au tigre, qu'on s'y extasie devant les combats et les coïts d'éléphants, qu'on y compare les supputations sur le cours des astres, qu'on s'y enchante aux chansons des gitanes et aux corps satinés des amoureuses, qu'on y jalouse les érec­tions savamment maîtrisées des sâdhus, qu'on y écoute le cri du hibou annonciateur de mort... A ce compte-là seulement, peut-être pourra-t-on atteindre la paix inté­rieure ; encore aura-t-il fallu, auparavant, « avoir étudié les mathématiques et la gram­maire ».

Nous voilà renvoyés à la connaissance — Chini ne finira-t-il pas maître d'école, bien­tôt envoyé en Europe pour une mission dont on perdra la trace entre Lisbonne et Coimbra ? Il avait pressenti que les savants venus d'Angleterre et de France auraient raison d'un fatras de vieux textes et d'obser­vations hasardeuses : « ce que je croyais est faux », a soupiré son maître quand il a com­pris, comme le prétendaient les étrangers, que la terre tournait autour du soleil. Chini avait aussi deviné que les intentions des savants à peau blanche, dévorés par la dysenterie et les fièvres, étaient rien moins que pures : « Ils ne doutaient de rien [...] et parlaient devant Maître Kewal et moi comme s'ils étaient en pays conquis, envisa­geant déjà les conséquences, fastes et né­fastes, de leur présence chez nous. Ainsi, le Docteur Charles, qui souvent agitait un morceau de tissu, celui qu'il utilisait pour se moucher, lorsqu'une odeur l'incommodait, ce qui arrivait souvent, redoutait que nos déplorables habitudes n'affectent les Anglais qui seraient postés en Inde pour nous gou­verner, puisque c'était à l'évidence de cela qu'il s'agissait. » Mais cela, disait l'autre, est une autre histoire...

Pol Charles