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Critiques de livres


Carino BUCCIARELLI
La Main
Luce Wilquin
1996
192 p.

Des animaux et des hommes

Il faut peu de pages pour se convaincre qu'on se trouve devant un monde complet dont Carino Bucciarelli sera l'accoucheur et le conteur. L'humanité « médiévale » (aubergistes, paysans et ré­mouleurs itinérants) et les forêts peuplées de sortilèges de La Main relèvent du mer­veilleux légendaire. Le moteur narratif en est tout naturellement une quête scandée par des épreuves, relancée par des ren­contres, où chaque nouveau venu s'avance pour raconter son histoire (la plus éton­nante est celle d'un ermite atrabilaire qui semble vivre ou rêver parallèlement plu­sieurs existences en boucle). Armel revient au village prendre pour femme celle dont il abusa dix ans plus tôt, trompé par la ruse d'un renard. Ensemble, ils partent à la re­cherche de leur enfant entre-temps disparu, et recueilli par une meute de loups qui exi­gera la main d'Armel en échange. La famille une fois reconstituée — en une sorte de na­tivité païenne, avec le père, la mère, l'âne et l'enfant —, le récit pourrait s'arrêter. Ce­pendant, la vie rurale et sans histoires convient mal à l'ancien rémouleur, qui n'a bientôt d'autre choix que de repartir éluci­der, cette fois, le secret de ses origines. « Le bonheur est un fruit amer » pourrait être la conclusion du livre, au terme d'un parcours initiatique à coloration fabuleuse dans un monde âpre où les animaux, doués de parole à l'égal des hommes, leur disputent une étrange partie. Chemin faisant, nous au­rons en effet croisé le plus étonnant bestiaire. Dans l'univers de La Main, les renardes convolent avec les hommes, les fouines dé­tournent les femmes d'aubergiste du droit chemin conjugal, une famille de chiens per­sécute un vieux couple, les vaches contestent leur sort qui est de finir dans les assiettes, les animaux séduisent les jeunes femmes égarées dans les bois. Prêtant aux bêtes le langage des hommes, Carino Bucciarelli évite les pièges de l'anthropomorphisme et de l'attendrisse­ment béat. Nous ne sommes ni chez La Fon­taine ni chez Walt Disney. Dans ce monde où la parole est le lieu de l'affabulation, mais aussi de la séduction, du troc, de la trompe­rie et du mensonge, les hommes et les ani­maux sauvages ne vivent pas exactement en bonne entente, mais dans une cohabitation forcée où prévalent la méfiance et l'incom­préhension réciproques. Ainsi l'usage de la parole coûte à l'ours et au loup un doulou­reux effort sur un instinct toujours près de se réveiller, alors que les motivations et les caté­gories mentales de l'homme restent indéchif­frables à la taupe et à l'araignée. Où s'arrête l'« animalité », où commence la « nature hu­maine » ? « Mon inflexible sabot, que de sa­voirs je te dois. T'avoir dans ma chaussure à l'insu de tous en place du pied me réconforte d'une vie d'usure », écrivait Bucciarelli dans Forme humaine. Sensible à la violence de l'orage comme à la fraîcheur d'une baignade en rivière, son écriture crée un climat d'in­quiétante étrangeté et fait pressentir le réseau de forces obscures qui de toutes parts cernent l'homme ou se conjurent en lui.

Thierry Horguelin