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Critiques de livres


Yvan DUSAUSOIT
La mer du Nord, du Zoute à La Panne. Les écrivains et l'imaginaire du lieu
Pré aux sources
Bernard Gilson Editeur
Bruxelles
1996
143 p.

Châteaux de sable dans les dunes

Marcel Thiry affectionnait les fugues à Ostende, et presqu'autant le voyage en train qui les an­nonçait. Dans Echec au temps, un négociant qui lui ressemble brise une vie de routine grâce à l'express qui le mène vers la Reine des plages. Chez Ghelderode, dans Sorti­lèges, le train vers la mer est aussi un moyen de prendre la fuite : « Parce que la mer, c'est le bout du monde ; on ne va pas plus loin. » Charles Bertin se souvient d'une es­capade à bicyclette, organisée depuis Bruges par sa grand-mère, qui lui fit découvrir « l'immense coulée d'un or bleu gris un peu nacré qui brasillait au soleil jusqu'à l'horizon » (La petite dame en son jardin de Bruges). Et c'est encore vers la plage sauvage d'Ostende que le héros d'André Bâillon dans La Dupe entraîne sa jeune maîtresse. Ce n'est donc pas pour rien qu'Henri Storck intitula son film ostendais Trains de plaisir ! Fuite, évasion, réminiscence de l'enfance, havre des amours secrètes : la mer du Nord, quoi qu'elle jette sur la plage un plein filet de clichés, reste ce lieu magique dont on attend tous les miracles. S'y res­sourcent les imaginaires défaillants, s'y consolent les écrivains en panne d'amour ou d'écriture, s'y déploient les œuvres lumi­neuses et incandescentes, noires et fantas­tiques, railleuses et carnavalesques, de Van Rysselberghe, Spilliaert, Ensor, ou Labisse. « Comme la plage », écrivait Jean Muno dans Ripple-Marks, « ma page doit se cou­vrir quotidiennement des mêmes signes ba­nals ». Conjonction de deux univers, celui de la mer, celui des arts, qui remonte aux pages fondatrices de nos lettres — Thyl Uilenspiegel et De Coster — et dont on trouve un témoignage aussi séduisant que multiple dans un bel album d'Yvan Dusausoit, La mer du Nord du Zoute à La Panne. Les écri­vains et l'imaginaire du lieu. Une foison­nante promenade littéraire et artistique, qui offre un panorama impressionniste de plus d'un siècle d'écritures, évocatrices de l'at­mosphère particulière régnant sur le littoral belge. Voici des dessins anciens, des images de photographes locaux ou connus (H. Storck, G. Thiry), des documents à bords dentelés sortis de collections privées, où s'amusent des écrivains en culotte courte. Mais aussi des extraits d'auteurs, des textes oubliés ou fameux, de Crommelynck à Jacques Brel, De Henri Vandeputte à Marguerite Yourcenar, de Paul Willems à Francis Dannemark. Tous célèbrent ici une époque quasiment révolue, et les soixante et quelques kilomètres de cités balnéaires, de digues et d'oyats dans les dunes. En quelle contrée sommes-nous ? Selon Franz Hellens, qui la décrit fin des an­nées 20, « mi-flamande, mi-anglaise, par l'as­pect, la physionomie, le caractère, Ostende est un univers par l'esprit. » Mais elle est aussi cité de rois, de casinos et de cocottes, un lieu ouvert, cosmopolite et frondeur, où cohabitent dès le début du siècle les pê­cheurs, les filles de salle et les intellectuels. Verhaeren, Zweig, Einstein, Rilke, Mac Orlan prirent le « Vent du Nord » comme plus tard Baronian, Gérard Prévôt, Maud Frère, Raymond Ceuppens, les frères Pique-ray ou Dotremont, grand arpenteur de « Digues » nordiques. De La Panne au Zoute, certains viennent s'enivrer de vent, de crevettes fraîches, de bière et de genièvre. D'autres — ou les mêmes — gagnent des ci­némas de quartiers, des réserves naturelles, des observatoires privilégiés. D'autres encore théâtralisent le Bal du Rat mort, mettent en scène des retrouvailles poétiques, où passent Gottfried Benn, Senghor, Maurice Carême. Henri Storck, lui, se souvient de ses pre­mières années de ciné-club et de documentariste attitré des « Trésors d'Ostende ». Mais Dominique Rolin (qui fait vivre Breughel devant la mer dans L'Enrage) avoue sans, nos­talgie aucune à Yvan Dusausoit qu'elle n'est pas privée de la mer du Nord : « Elle est en moi. J'ai bu la mer du Nord, je l'ai bue en­tièrement. » Et derrière les nuages de la litté­rature se dévoile cette mer que chanta Max Elskamp : « Après ces villes et ces toits / Et près du ciel et des étoiles, / De l'eau, du vent et puis des voiles... »

Alain Delaunois