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Critiques de livres


Chantai DELTENRE
La plus que mère
éd. Maelstrom
2003
151 p.

La dimension d'absence

Peut-on guérir d'avoir été jetée au monde par celle qui vous a d'emblée refusée et ne vous accordera jamais qu'un regard froid, quelques mots secs, de loin en loin ? Peut-on guérir de cet abandon-là, de ce manque-la, d'autant plus cruels que cette mère qui vous fuyait avant de vous connaître habite non loin du hameau où l'on grandit, accompagnée, protégée par la sollicitude de ses grands-parents, la présence amie des peu­pliers bordant le pré ?
Irremplaçables grands-parents, pas du tout « trop âgés pour oser jouer, trop fanés pour insuffler l'élan vital de la tendresse », comme le décrète le prière d'insérer (ces textes de quatrième de couverture me font bondir une fois sur deux, généralement par leur outrecuidance, leur ridicule emphase. Ici, c'est sur le résumé de l'histoire que je trébuche !). Ils n'ont pas cinquante ans quand cet oisillon leur tombe dans les bras, et s'aiment d'une affection sans paroles, sans effusions, hachée de dissonances et d'affrontements, mais indéracinable. Je n'ai rien de plus beau que ce vieil amour, terreau d'où j'ai pu renaître. C'est lui qui donne à la maison humide et sombre, au bout du vil­lage, tout son bonheur d'abri. Elle, c'est Grande, ma grand-mère, ma plus que mère, qui détient le pouvoir patient de celle qui compte, attend et prie. Sentinelle vi­gilante, endurante, rassurante, même si sa raideur d'âme, au fil des ans, se fait plus ta­citurne, sévère, revêche. Toute ta vie tient en trois mots : réparer, panser, aimer. C'est un travail quotidien, sans fin, auquel tu te livres naturellement, sans en comprendre le sens ni savoir à quel point il me sauve. Lui, c'est Grand, le flamboyant, l'imprévisible, solide comme un chêne, emporté comme un jeune homme, qui vit pour l'usine, la chaleur partagée entre camarades, décline rarement la tournée en trop au café du village où il s'évade de l'ordre austère que fait régner sa femme au logis, mais sait inventer des com­plicités avec sa petite-fille, qu'il appelle son « petit homme », l'emmène en forêt dans ses tournées de garde-chasse, et a planté, l'année de sa naissance, les chers peupliers. Ce sont mes arbres, ils m'enseignent le cours du temps : timides et prometteurs au printemps, droits et rieurs en été, courageux et résistants dans la pluie et le vent de l'automne, nus et patients sous la neige et le givre. 

La retraite, imposée après un accident qui a failli lui coûter la vie, le condamne plus sû­rement qu'une maladie. Il se sent inutile, il encombre, alors il meurt. De ce jour, Grande perd ses repères, son rempart, sa raison d'exister, jusqu'à cette discipline têtue qui la faisait se lever avant l'aube et enchaîner sans trêve les tâches quotidiennes. Elle s'ef­face lentement de la maison qu'elle menait d'une main scrupuleuse et ferme. Grande a fini de résister, de veiller, de protéger. Elle cède à sa fille, la grange est abattue, les peu­pliers le seront bientôt, et l'enfant devenue femme, qui est revenue de la ville pour em­brasser sa grand-mère avant un voyage aux antipodes, se découvre chassée de ce coin de terre qu'elle croyait sien, où tout lui parle, garde l'empreinte des pas, des gestes, des voix qui l'ont pétrie. Exclue de son port d'attache, son refuge depuis toujours. Aussi fragile et démunie qu'aux premiers jours, comme le symbolise l'image de sa main, minuscule autrefois, contre la paroi vitrée de la couveuse, adulte désormais, mais toujours en exil derrière une invisible cage de verre, pareille à une étoile solitaire tombée là, dans l'indifférence du monde. Le premier roman de Chantai Deltenre fait plus qu'émouvoir : il bouleverse. Par son intensité, sa rigueur, la force de sa douleur contenue, de son écriture sobre et belle. On a rarement saisi — et traduit — aussi bien la dimension d'absence, qui troue le cœur, et malgré laquelle il faut tenter de se construire...

Francine Ghysen