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Critiques de livres


Jean PFEIFFER
La vie absente. De l'autobiographie.
Essai
Bruxelles
Labor
collection "Poteau d'angle"
1991
102 p.

De l'autobiographie

Le nom de Jean Pfeiffer (né à Bruxelles en 1913) n'est connu que d'un public restreint, et pour cause : son oeuvre est aussi furtive du point de vue quantitatif que sur le plan de la diffu­sion - ou même du contenu, puisqu'elle rôde volontiers autour de l'insaisissable, dont elle cherche à reconnaître au plus fin les voies ténues, autant que l'importance cruciale. On ne s'étonne pas que Pfeiffer ait été proche de Marcel Lecomte ou de Jean Paulhan, qu'il ait commenté les oeuvres de Bataille, de Blanchot ou de Gracq... Inédit à ce jour. La vie absente est une réflexion à la fois patiente et aiguisée, rigoureuse et sensible, sur le sens profond de l'entreprise autobiographique. Elle ne comporte ni considérations techniques, ni analyse d’œuvres, et se différencie donc nettement d'ouvrages savants comme ceux d'un Philippe Lejeune. L'auteur s'y montre soucieux, pour l'essentiel, de dégager les ressorts subjectifs les plus cachés qui mènent quelqu'un à (se) raconter sa propre existence, le combiné de possible et d'impossible qui régit fondamentalement un tel projet, l'assigne à de strictes condi­tions. La "Première partie" commence en douceur, avec des remémorations person­nelles qu'on pourrait croire digressives. et qui vont permettre, au contraire, d'explorer la nature du phénomène souvenir et les variations de sa ''consistance" mentale. "Le passé est une Catégorie".

Il nous apparaît "comme ce qui s'est en quelque sorte détaché du temps, du monde vivant et de la temporalité vraie". Examinant les condi­tions de possibilité de l'autobiographie, l'auteur rappelle qu'elle est essentiellement un récit, et un récit rétrospectif, au contraire du journal. Elle est donc soumise à des lois qui dans une large mesure relèvent du romanesque, ce qui conduit à considérer comme illusoire la volonté de restituer le réel enfui... Viennent alors quelques pages qui évoquent "un enfant" jouant avec des cubes illustrés, puis en promenade dans "de grands quartiers aérés, en bordure de la ville" - le "il" étant ici. sans nul doute, transposition signifi­cative d'un "je" décidément intenable. Approfondissant sa réflexion, Pfeiffer montre que la relation de l'auteur à son propre texte n'est pas la même dans le cas du roman et dans celui de l'autobiographie. "Pour tout dire, le centre à partir duquel l'autobiographie prend sa source est un centre vide". "Et peut-être n'est-ce, en définitive, que de ce livre qu'il (le bio­graphe) attend sinon la réponse, du moins un énoncé correct à cette question : ''qui suis-je ?" C'est, pour tout dire, réveiller la question du ''moi" (...). L'être du moi est un être mythique, autrement dit. un imagi­naire" (c'est l'auteur qui souligne). Puis le débat théorique laisse de nouveau place à un intermède, qualifié de "rêve", et où il est principalement question d'une cousine Dinah, avec qui les relations du narrateur ne furent guère que banales : le soin mis à les rapporter, toutefois, dément leur apparente insignifiance, et incite le lecteur à y discerner quelque aura de révélation ou d'initiation.

Relayant la réflexion spécula­tive, le souvenir personnel intervient non comme preuve ou comme illustration, mais comme une pièce supplémentaire et adventice dont il s'agit de reconnaître la pertinence exacte : que ces menus faits aient marqué le héros de façon durable sans qu'il puisse expliquer pourquoi nous introduit à une logique de l'après-coup. en vertu de laquelle c'est toujours rétro­spectivement que l'événement prend (ou ne prend pas) un sens. Cette première partie s'achève sur une "Parenthèse" de six pages, dont une fois de plus la position latérale par rapport au projet initial relève non de la fantaisie, mais d'une nécessité qu'on voudrait dire pédagogique. Elle est consacrée au lecteur de romans, "proie consentante et d'ailleurs toute temporaire de la séduction romanesque". Le charme particulier à ce genre romanesque viendrait de ce que les personnages y sont "comme fixés dans un moment d'éternité", leur essence tenant à leur absence... Commence alors la deuxième partie, qui représente un tiers de l'ensemble, et renoue avec la question inaugurale : le ''temps de l'être au passé ou du passé de l'être" n'est autre que l'imparfait, mode aussi bien que temps, forme par excellence de l'indéfini, dont les enjeux sémantiques sont détaillés avec une précision rare. Et ce sont, de nouveau, les anecdotes transverses qui interrompent en l'enrichissant le flux démonstratif : tel fragment musical aux résonances lointaines, le souvenir de certaines fins de soirées dominicales chez un oncle maroquinier, l'auberge en Bretagne ou le restaurant italien de la rue des Bouchers. Peut-être, dit l'auteur, "ce que nous ne sommes pas (...), ce qui demeure en nous d'éternellement hors d'atteinte, a-t-il dans notre vie plus d'importance que ce que nous fûmes dans une réalité pourtant irrécusable",Viennent enfin quelques réflexions sur la mort, sur ce que peut impliquer, pour le sujet, la mort d'un être proche. Une fois de plus, aucun truisme commode sous la plume de Pfeiffer. " Nous ne vivons (...) que sur "fond de mort", parce que la mort, en quelque sorte, est déjà en nous, et cela sans doute sous la forme de ce passé qui n'a conservé de nous que notre ombre". Et. un peu plus loin : "n'écrirais-je en définitive que pour donner à quelques-uns de ces moments une consistance qu'aucune réalité ne pouvait leur accorder ?" Ce qui détermine le mouvement même du projet autobiographique serait, en fin de compte, "le rapport aventureux de l'auteur" avec ce qui dépasse l’œuvre, avec cet ailleurs qui se dérobe toujours - et auquel l'essayiste accorde une place focale. Au vrai, le petit groupe des écrivains auxquels il se réfère (Mallarmé, Valéry. Proust, Leiris...) suffirait à nous indiquer le niveau d'exigence auquel Pfeiffer a choisi de placer sa propre recherche.

Daniel LAROCHE