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Critiques de livres


Bernard TIRTIAUX
Le passeur de lumière, Nivard de Chassepierre maître verrier
Denoël
1993
297 p.

Un passeur de lumière sur sa barque de verre

Un roman historique dans nos lettres est chose assez rare pour qu'on y prête quelque attention. Les lecteurs du Panorama du roman histo­rique de feu Gilles Nelod savent qu'on entre en RH, un peu comme on entre en religion. Bernard Tirtiaux est de ceux (trop rares) qui ont ce feu sacré-là. Au propre comme au figuré, puisque cet auteur, mieux connu comme l'homme du Théâtre de la Ferme de Martinrou, est aussi maître ver­rier.

Au-delà du désir de faire revivre Nivard de Chassepierre, artisan du vitrail du Xlle siècle, il y a l'incoercible passion de re­prendre pas à pas sa quête vers une inacces­sible étoile : « la tâche du verrier le rend humble parce que la lumière lui rappelle sans cesse qu'elle est insaisissable, tandis que la pratique de l'écrivain est arrogante parce qu'elle englobe les choses dans une vérité arrêtée ».

Cette profession de foi à l'accent platoni­cien définit des limites trop modestes à son propos. Car Bernard Tirtiaux excelle à nous introduire dans l'intimité de Nivard le décrypteur, Nivard l'artisan du vertige lumi­neux, Nivard qui, « au-delà du dôme de verre, au-delà de la coupole qui coiffe le monde, (...) fait l'amour avec la lumière ». Lumière, amour, passion sont confondus dans une existence qui n'est qu'élan, aspira­tion, fascination du beau, du juste et du vrai. La lumière est de toutes les comparaisons, mieux, de toutes les tonalités du vivre. Ainsi, lit-on : « Nivard usera de toutes les patiences d'artisan pour combler par ses caresses le vide immense où s'est abîmée l'enfance de sa bien-aimée, comme on ferme d'un vitrail une trouée béante sur la nuit ». L'éblouissement nous gagne à contempler le ciel et les ombres dans les yeux de Nivard-Tirtiaux. Le regard reste la part de l'homme, autant que la lumière n'est que la part de Dieu. Ne faut-il pas compter avec le cynisme de ciel dans ce monde où rien n'est épargné à l'homme ? La seule trinité évoquée est humaine : ra­cine, tronc et feuillage. Avec la même sève, sang d'éternité, qui coule dans les veines de Rosal de Sainte-Croix, de Geoffroy Bisol (les « deux soleils ») et de l'Adepte (Nivard) qui oeuvrent « à la gloire de Dieu... et des humains ».

Malheureusement, l'humanité de Tirtiaux a parfois la rigidité des statues romanes, et l'on aurait souhaité un peu plus de souffle dans ce ton de chronique qui traverse — en gênerai — l'anecdote et la péripétie. La rupture de construction, la scène d'amour qui commence par : « et puis... », la phrase alourdie par une cicéronienne surabon­dance de qualificatifs (« monstrueux et in­contrôlable massacre... preux atterrés et impuissants... hideuse et purulente infec­tion... »), le bric-à-brac lexico-archéologique (cive, gypse, paraison, bliaud, bo­bèche, pontil, fritte, abigotis, toron...) et le latin boiteux (luminem !) déconcertent et fatiguent.

Péchés de jeunesse pour un premier roman dont l'auteur s'oublie aussi, lorsqu'il parle de France, d’œil inquisiteur, de bohème... au XIIe siècle... ou lorsqu'il nous projette trop brutalement dans son décor : « nous sommes ici en zone trouble »... Tout autrement amenée — et savoureuse — est son intrusion dans la dernière phrase du roman. La mort de Nivard est une ini­tiation incommunicable. L'accession à la connaissance ultime (la « clef») tue le vieil homme, en même temps qu'elle appelle d'autres hommes à se lever. Tirtiaux n'ou­blie pas que ce deuil est fécond. Lui-même est dans ce dernier cri que jette Nivard dans sa chute :   « Clément (le fils « bâtard »)... Soma (l'ami de tous les malheurs)... Awen (l'amour arraché)... » Il est dans ces trois points de suspension du futur, il est dans le ductus subtil vers le présent : « ...d'épaisses et bonnes mains d'artisan comme les miennes cachent des yeux qui s'aveuglent de larmes ». Un dernier trait à la mesure réelle de son talent.

Tout s'accomplit comme dans la phrase amère qui semble — dès lors — diriger plus d'une vie : « cherche la lumière de Dieu à travers la matière au mépris des humains ». Mais mépris n'est-il pas excessif?

Danny HESSE