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Critiques de livres

André BEEM
(Le roman de) Zhéros
Ed. Edifie L.L.N.
coll. Maelström
2000
160 p.

L'homme, sa légende et la mijaurée

Dans le monde des lettres belges, il y a les Académiciens, les Irréguliers du langage, les Auteurs à succès, Ceux qui l'attendent, Ceux qui l'espèrent et Ceux qui le dédaignent. Et puis, il y a André Beem. En effet, cet irréductible citoyen lambda de la littérature poursuit son bonhomme de chemin avec une humilité non feinte et une discrétion qui le tient à l'écart du courant torrentueux de la pensée unique. De livre en livre, il continue à s'étonner de cette va­nité des hommes qui les fait courir en tous sens, rater leurs vies et passer à côté de leurs désirs. Certes, Beem s'accommoderait sans doute d'un peu de succès mais l'œuvre est trop fermement établie sur ses bases pour que cette reconnaissance tardive le grise mieux que ne le font quelques verres de vin. Et, malgré l'empathie de l'auteur pour ses contemporains, on sait que, généralement, ces derniers ne pardonnent guère de se voir portraiturés plus vrais que nature. Mais que le lecteur qui attendra encore quelques lustres avant de lire André Beem sache que c'est avant tout son plaisir qu'il aura boudé. Reprenons Snul (éd. Les Eperonniers). N'est-ce pas le plus désarmant des (auto) portraits ? Qui donc oserait se présenter sous ce titre peu flatteur et gagner pourtant, au fil du livre, toute la sympathie du lecteur qui n'est pas moins perdu au monde que l'auteur ? Suivons les leçons de Maître Soixante-douze dans Portez cela plus loin (éd. Luce Wilquin) : « L'homme n'est que saisi au passage. Son début et sa fin m'échap­pent. » Ou « Il est infiniment plus important d'incarner sa vérité que de l'exprimer. » Et Maître Soixante-douze d'alterner les doctes paroles et les comportements burlesques pour éviter tout culte de sa personne et inci­ter ses disciples à (se) découvrir seul. « — Quel est, Maître, le premier devoir du sage ? — Payer son loyer. » Une philosophie bien plus amusante que sentencieuse, sans doute trop évidente pour être facilement acceptée et, par là-même, un peu désabusée. Loxias (éd. Luce Wilquin), dont le person­nage central est aussi un philosophe, déve­loppe une subtile intrigue sur la vérité, l'identité et les masques, les valeurs de l'existence. Le roman joue à merveille sur la part de vie dans la fiction et celle de fiction dans la vie pour créer le trouble et susciter les interrogations sur ce qui nous pousse à nous inventer ou à nous ouvrir aux autres, à rêver seul ou à partager. (Le roman de) Zhéros; qui paraît aujourd'hui ressemble fort à un condensé des précé­dents livres, ce qui n'enlève rien à la valeur d'aucun d'entre eux mais dit combien le propos est ici resserré. Qui est Zhéros ? Un mixte de tyran éclairé gouvernant une cité antique, de seigneur féodal, de philosophe épicurien et de quidam perdu dans la multi­tude, un extrait de foule dont le sort est égal à celui des autres hommes. Comme tous les héros, il appartient à la légende ; autant dire qu'il est éternel et, à ce titre, fic­tif, inoubliable. Zhéros est grand, beau et seul, comme tout le monde. Il se fout des louanges. Zhéros arrive au pouvoir après des démêlés avec la religion ou, plus exacte­ment, avec le Magnificus Pontifex, son re­présentant zélé. Il combat les Parthes, exerce la justice, prend pour épouse la du­chesse de Tournedos et part en virée avec son écuyer, discrètement surveillé par les hommes du Grand Chambellan. Zhéros boit, vit, aime ; il obéit à ses désirs, sans ja­mais perdre son discernement et sans ou­blier l'angoisse des hommes. « En fait, Zhé­ros n'est riche que d'une idée qu'il se fait de la vie. Une riche idée. » Autour de lui, on s'agite, on complote, on s'inquiète, on fait la cour. Jusqu'à ces ambassadeurs yanquis qui viennent avec leur qtchp et leur Dyslexlande. Au milieu de ce tumulte, Zhéros sourit, ordonne, règne, hausse les épaules et envoie sur les roses... Il assume sa vie et sa légende. Zhéros est un grand artiste, mais il ne crée que dans l'éphémère, tout à la fois parce qu'il ne se sent jamais aussi éternel que dans l'instant et parce qu'il lui faut ré­pondre sans cesse à toutes les sollicitations. Des affaires de la cité, de la religion ou de celles des hommes, de l'amour, de la mort ou de l'illusion, André Beem nous entre­tient et disserte au fur et à mesure des aven­tures de son héros. Sa prose est servie par un style d'une rare précision qui a le sens de la forme plus que de la formule, même s'il ne la dédaigne pas. « L'humanité, c'est un tout composé d'un voyageur, de son âne et d'une carotte. »

Face à une telle liberté, la tradition, toute pétrie de convenances sclérosées, joue la mi­jaurée...

Jack Keguenne