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Critiques de livres


Rossano ROSI
Les couleurs
Les Eperonniers
Coll. Maintenant ou jamais
1994
112 p.

L'odeur du temps

Rossano Rosi est né à Liège en 1962. Il collabore à la revue Ecritures. Il écrit des poèmes depuis longtemps. Certains viennent d'être publiés dans la revue Archipel. Les Couleurs est son premier roman.

Curieux titre, car ce qui accroche de prime abord dans ce récit c'est davantage les odeurs que les couleurs. Léonard apparaît comme un personnage beckettien, entre Molloy et le narrateur de La dernière bande. Il vit reclus dans une cave obscure où il se complait dans une peur entretenue et maté­rialisée par les odeurs nauséabondes exha­lées par son corps :

Cette même odeur de chimie et de mort qui se dégageait aujourd'hui de Léonard (...) cette même odeur qu 'il avait retrouvée au rythme de la peur qu"il n'avait cessé de rechercher (...) Sur un mode lancinant, Léonard ressasse ses souvenirs : le contact insupportable des mains prétendument caressantes de ses pa­rents, mais surtout son amitié avec Ho-dahu, un éphémère compagnon qui parta­geait son goût de l'anéantissement. Cette passion destructrice commune s'exprime pourtant de manière paradoxale : Ce goût de l'abandon et de la déjection l'avait poussé, lui Léonard, à aimer cet abandon et cette déjection mêmes jusqu 'à en nourrir sa raison, alors que ce goût identique avait poussé Hodahu sur toute la surface du globe à la folie de construire et de construire encore. Son chef-d'œuvre est la réalisation d'une ca­thédrale de verre qui remplace l'ancienne cité administrative. On pénètre dans les rouages de cette organisation orwellienne par le biais des problèmes de conscience de son président. M. Anatole renâcle en effet à cautionner le développement de la pornographie qui semble être le seul moyen de stimuler un personnel amorphe et de cal­mer du même coup la population qui ne to­lère pas cette torpeur. Par ailleurs, il est troublé par les émois peu paternels qu'il éprouve à la contemplation de sa fille Ile. Cette adolescente faussement ingénue constitue la seule tache de couleur vive dans le récit. Tout est rouge chez elle, de la pilo­sité au peignoir en passant par ses lèvres bonnes à sucer. Ile apparaît aussi comme un Léonard féminin plus jeune, qui n'a pas en­core trouvé l'ancrage de son angoisse. La lune, qui bien plus que le hasard préside aux destinées de ces personnages les réunira dans une apothéose sinistre, mais laissons au lecteur le plaisir de la découverte. Ce premier roman de Rossano Rosi réalise une curieuse synthèse des pessimismes de Beckett et d'Orwell, mais ces références ne sont gênantes à aucun moment. Les univers de ces auteurs sont intégrés sans qu'ils dé­terminent le style du roman, comme c'est souvent le cas chez les jeunes auteurs. Bien loin des références obligées à la modernité, l'écriture de Rosi est très fluide, dénuée de toute afféterie. Un rare bonheur de lecture. Le récit, rythmé par les glissements d'un personnage à l'autre est rigoureusement construit tout en préservant cette impres­sion d'aléatoire. Le temps passe et aucune histoire n'a vraiment lieu, pourtant la soli­tude de Léonard n'est plus la même lorsque le livre se referme.

Thierry Leroy