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Critiques de livres


Simon LEYS
Les naufragés du Batavia
suivi de Prosper
Paris
Arléa
2003
128 p.

C'est la mer qui prend l'homme

Le Batavia, un des plus grands navires du XVIIe siècle, appartient à la très puissante Compagnie hollandaise des Indes Orientales. Il bat les flots pour rame­ner des comptoirs de cette organisation marchande diverses denrées qui sont reven­dues par la suite en Europe. Mais son pre­mier voyage lui est fatal : avant même d'avoir atteint son but, il s'échoue sur l'ar­chipel Houtman Abrolhos, récif de corail situé à quelque quatre-vingts kilomètres du continent australien. Jusque là, rien que de très habituel, on imagine aisément le ralenti de la caméra montrant Leonardo di Caprio qui remonte la foule massée sur le grand pont, alors que le navire sombre lamenta­blement, au son des trémolos d'une désa­gréable voix féminine d'outre-Atlantique. La suite, elle, est peu banale. Les survivants, très nombreux, s'installent sur les îles de l'Archipel, et se rendent très vite compte, à tort d'ailleurs, qu'il ne sera pas possible d'y survivre très longtemps. Dans le but d'aller chercher du renfort à Java, le subrécargue, seul maître à bord après Dieu, le patron, troisième maître, et quelques autres membres de l'aristocratie du bateau s'en vont dans un canot, aban­donnant ainsi le reste de l'équipage à son triste sort. Et à un individu pour le moins antipathique : Jeronimus Cornelisz, ancien apothicaire, anabaptiste et psychopathe, qui prend les commandes de ce petit monde désemparé par la fuite de ses supérieurs, installe la terreur et procède au massacre systématique des hommes, des femmes et des enfants, transformant ce classique nau­frage en une effroyable boucherie. Si Mike Dash n'avait pas écrit Batavias Graveyard, explique Simon Leys dans un liminaire qui ne manque pas d'humour, nous aurions pu attendre encore longtemps son propre livre, Les naufragés du Batavia, resté jusqu'alors à l'état d'œuvre rêvé. Sincère­ment désolé pour les carnets de notes, les innombrables documents sur le sujet que l'écrivain a entassés des années durant, caressant, polissant, choyant le projet d'en ra­conter l'histoire. Sincèrement désolé, oui, et sincèrement content, car si Dash n'avait pas pris la mer avant lui, je serais passé à côté d'un petit chef-d'œuvre de concision, au­quel la fiction n'aurait pu que nuire. Obli­gé, pour éviter un double emploi avec le livre de l'auteur anglais, de redimensionner son projet, Leys, en une soixantaine de pages, analyse tous les éléments qui ont per­mis le drame : la personnalité des différents acteurs, les conflits qui ont précédé le nau­frage, les inégalités sociales sur le bateau. Le récit se déploie grâce à un enchaînement de considérations mêlant l'histoire de la ma­rine, des religions et de l'art, mais aussi la psychologie, tout ceci dans un style où la sobriété va de pair avec un certain panache. Un deuxième texte compose ce livre, aussi remarquable que le premier. Le narrateur y fait le récit d'une expérience vécue il y a quarante-cinq ans : une campagne de pêche sur le thonier breton Prosper, un des der­niers survivants, à l'époque, d'une espèce aujourd'hui disparue, les bateaux à voile. Ici, le récit historique fait place au témoi­gnage, voire au reportage social — je ne peux m'empêcher, en lisant Prosper, de pen­ser aux écrits sur la misère de Georges Or­well. Leys fait entrer le lecteur au cœur du bateau de pêche, dans la cabine où se tien­nent les conversations sur la pêche, les ba­teaux à moteur et les cargos, où se répètent sans fin les histoires et légendes de la mer, les ragots du village, dans des relents de vin et de franche camaraderie. C'est tout un univers de marins aujourd'hui disparu que Leys exhume avec ce texte, dont on sent pourtant l'actualité brûlante.

Pascal Leclercq

N.B. : C'est à un vieux loup que l'on doit ce livre sur la mer. Au moment où sort Les naufragés du Batavia, Simon Leys fait pa­raître, aux éditions Pion, une anthologie de La mer dans la littérature française. De Fran­çois Rabelais à Jules Michelet (tome 1) et de Victor Hugo à Pierre Loti (tome 2).