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Critiques de livres


Zoé RODOLPHE
Les petits matins puants
roman
Labor
2000
108 p.

La ronde des étiquettes

Les petits matins puants de Zoé Rodolphe sont vraiment dégueulasses : Anouk y pratique allègrement et en toute impunité une chose horrible, une per­verse activité à laquelle nous n'aurions ja­mais songé. Anouk vole les poubelles de son ancien compagnon et, avec une patience d'entomologiste, recueille chez elle tous les déchets qui sont autant de petits bouts de vie, autant de bribes d'histoire qu'il y a jetés. Naïvement.

Que trouverait-on dans vos poubelles si on les fouillait ? Angoissante image. On a peine à imaginer la carcasse de poulet à peine entamé, le dernier bout de fromage d’Hervé qui se répand, les asticots qui se repaissent des restes de Félix, les tampax usagés, mêlés aux rappels de factures ou aux vieilles lettres d'amour. Le tout étalé sur une table, c'est l'horreur. Frissonnez ! Cela existe : les contrôleurs de déchets, gantés de caoutchouc, qui dissèquent le contenu de poubelles malencontreusement « égarées » dans la nature, pour en retrouver les pro­priétaires ne font pas partie du Meilleur des Mondes, on les trouve partout où les sacs poubelles se font taxes... Ce n'est pas drôle. Alors, imaginez mieux encore : votre ex à l'assaut de vos poubelles (les bleues, les grises, les jaunes), le cœur palpitant, classe votre courrier, vos factures, vos déchets mé­nagers, vos chaussettes trouées, s'imprègne de l'odeur de vos vieux T-shirts, s'indigne des souvenirs communs que vous évacuez nonchalamment.

Si ce n'est pas de la perversion, ça y res­semble franchement. Avec Les petits matins puants de Zoé Rodolphe, c'est la valse des étiquettes, agrémentée de coups de nostal­gie. Pas question de romantisme éthéré !

Toute une histoire d'amour est étalée à tra­vers ses poubelles : ce qu'on reconnaît (la confiture de myrtille, le pain complet, le pot de Nescafé, les cheveux morts de Numa) et puis ce qui fait furieusement désordre dans ce paysage connu : un flacon d'après-shampoing à l'orange et à l'avoine, un bout de crayon de khôl italien, des plats cuisinés à la maison. Passé le premier mou­vement de dégoût, on se surprend à suivre l'affreuse Anouk dans ses pérégrinations à la poursuite de Numa. On évalue les indices qu'elle détecte, on se surprend à devancer ses déductions. C'est affreusement drôle. Et puis sociologique : un archéologue du pro­chain millénaire pourrait raconter notre ci­vilisation. Et c'est vivifiant aussi : tout de même, nous, on n'en est pas arrivé là.

Nicole Widart