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Critiques de livres

Compère Rouge & Noir

Le concept de ce roman, Lettres rouges, Lettres noires. Un Défi autour de Stendhal, est tout à fait captivant. Le livre sur le livre reste une entreprise atta­chante, âpre à se faire entendre pour la plu­part, certes, mais tellement délicieuse pour ceux-là que tout un réseau de complicités virtuelles réunit autour d'un même axe de référence, ici : Le rouge et le noir. Bien sûr, l'anecdote de ces Lettres veut que la continuation du chef-d'œuvre soit un texte de commande, bref une idée de bouti­quier (ledit boutiquier possédant, entre autres, « des actions dans une conserverie de sardines » !) qui s'est arrangé « pour qu'un con écrive la suite du Rouge et la suite du Noir ». Ceci, sans doute, pour rappeler combien reste ambiguë, fausse, et nécessaire pourtant, la gratuité de la littérature. Or, quelque douteuse que puisse paraître une telle entreprise (prenons cette fois-ci le mot au pied de la lettre), il n'en reste pas moins qu'elle ne pourrait être menée à bien sans un capital suffisant de sympathie, voire de passion, comme le prouve implicitement le sentiment d'amour reliant, par delà le siècle et demi qui les sépare, l'écrivain Amédée Billancourt à son personnage : Madame de Rénal...

Et puis, tout simplement, il s'agit là d'un remarquable défi, bien sûr, qui n'est pas sans rappeler celui que Stendhal lui-même s'était assigné lorsqu'il décidait de décalquer l'intrigue de son roman d'un fait divers de la Gazette des Tribunaux. Un morceau dé­chiré de cette gazette sera d'ailleurs retrouvé par Julien Sorel dans l'église de Verrières, noire d'ombres et rouge de lumière à cause de ces rideaux cramoisis que Stendhal y a tendus... Scène brève et remarquable où le romancier superpose plan de la réalité et plan de la fiction afin de mettre en évidence leur délicate articulation. Chez Gaston Compère, ces deux plans viennent égale­ment se mêler, d'une façon beaucoup plus appuyée cependant. L'anecdote du roman fait ici partie intégrante du texte, les lettres de Madame de Rénal et de Mathilde de la Mole s'enchâssent dans un cadre de circons­tances qui nous apprennent le pourquoi et le comment de l'affaire : les tractations entre l'éditeur et l'écrivain, les enquêtes que celui-ci commande auprès d'un étrange B.l.R.D. (Bureau d'investigation, de re­cherches et de documentation) pour com­pléter son dossier sur les personnages, etc. Au fait, que diable peuvent bien se raconter Mathilde et Madame de Rénal ? Loin de constituer une espèce de verso du texte de Stendhal, qui se fût par exemple focalisé sur un autre personnage, le roman de Compère sélectionne (tant de lettres ont été « retrou­vées » qu'il a bien fallu choisir !) les états d'âme de ces deux femmes d'exception après que se sont croisées leurs destinées. Ainsi, hormis quelques lettres de Madame de Rénal précédant la rencontre avec Julien, toutes se situent dans le prolongement du récit originel, au mépris d'ailleurs de la stricte fidélité, puisque voilà Madame de Rénal merveilleusement ressuscitée... Là n'est pas la moindre de nos surprises. En cours de lecture, un curieux malaise point et ne cesse de croître, un malaise qui a comme source le regard, l'œil de l'autre, cette espèce de voyeur, tantôt à face de Compère, tantôt à face de Stendhal, dont tous les personnages de ces Lettres sont l'objet. Or, au fur et à mesure que croît ce malaise, un renversement s'opère qui dé­place l'intensité du regard des personnages sur le voyeur lui-même. Créatures, création et créateur sont ainsi les portes tournantes d'un même tambour qui, aux confins de la réalité et de la fiction, ne s'arrêterait jamais, empêchant le lecteur, prisonnier, de prendre clairement position de ce côté-ci ou de côté-là d'une limite devenue improbable.

Rossano ROSI

Gaston COMPERE, Lettres rouges, Lettres noires, Bruxelles-Paris, Le Cri — Jean-Mi­chel Place, 1992, « Essai & Fiction », 225 p.