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Critiques de livres


François EMMANUEL
Le Tueur mélancolique
La Différence
1995
200 p.

Le pas de côté

Certains détestent l'impression de déjà-vu. Personnellement, je l'adore. Confrontées à quelque chose que je pourrais avoir connu, mon imagination et ma mémoire sont en alerte : je n'ai de cesse de traquer ce qui ressemble et ce qui diffère, ce que je crois reconnaître et ce qui est nouveau. Pour arriver à la conclusion que ce prototype, apparemment conforme aux modèles, est en réalité complètement différent. Aux lecteurs de La Partie d'échecs indiens, et plus encore aux habitués du film et du roman noirs, Le Tueur mélancolique dispen­sera le charme du familier. Rien qui ne soit ici de seconde main, à la façon des décors de série B qui servaient à plusieurs films, suscitant un effet de paramnésie, de « je vous ai déjà vu quelque part », qui convient idéalement à ce qui est aussi le roman d'une mémoire — et d'une identité — perdue, qui peu à peu se recompose. Ainsi en va-t-il des décors (une Amérique de bandes dessi­nées, avec son agence de détectives sordide, sa pension miteuse, ses décharges publiques et ses immeubles en construction), des per­sonnages (le directeur de l'agence, repous­sant poussah amorphe et las, la femme fa­tale, le clochard amnésique, moitié vieux sage moitié sorcier inca, sans oublier de nombreux comparses d'opérette), et des si­tuations (un « innocent » est happé à son corps défendant dans un monde interlope et se voit confier l'exécution d'un vagabond sous le charme duquel il tombe à l'instant). L'exotisme, l'insolite et jusqu'à la poésie du glauque et de la déveine sentent leur cou­leur locale fraîchement repeinte. Rien qui ne ressortisse délibérément au stéréotype semi-policier, mais rien qui ne fasse aussitôt l'objet d'un infléchissement. Du romanesque de carton-pâte, où les acteurs jouent systématiquement à côté de leur rôle. A commencer par Léonard Griind, exem­plaire héros de l'inaptitude, qui se meut dans la vie comme en un rêve cotonneux, éternel intérimaire de sa propre existence, jamais vraiment ici ni tout à fait ailleurs. Mais tout, précisément, dans ce livre, se joue à côté, avec ce tout petit décalage qui fait que rien ne colle, sans qu'on puisse dire à quel moment, dans quelle marge se sont produits les gauchissements, quand on a dé­croché de la réalité — de ce qu'on nomme la réalité dans les romans — pour se retrou­ver dans une sorte de no man's land où les images ne correspondent pas aux paroles qui les accompagnent, où les causes et leurs conséquences ne s'enchaînent pas vraiment. Ce porte-à-faux permanent dit avec élégance à quel point nous sommes, en ce monde, dé­placés. Quant au style, François Emmanuel se surveille encore d'un peu trop près : on lui sent un talent à fabriquer presque sur mesure actes manques, aléas, flottements. Cela n'étouffe pas la petite musique du désenchantement qui n'appartient qu'à lui.

 Thierry Horguelin