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Critiques de livres


François EMMANUEL
Le vent dans la maison
Stock
2004
195 p.

L'autre aliéné

Neuvième roman de François Em­manuel, Le vent dans la maison met en scène un homme, Hugo, le narrateur, et une femme, Alice, qui se sont aimés durant leur adolescence. Hugo travaille pour un ministère, sans doute celui des Affaires étrangères, et, à la veille d'un départ en mission dans un pays arabe, il reçoit une lettre d'Alice disant simplement : « Je ne vais pas bien ». La mission, qui consiste à en­quêter au sujet d'un Français disparu, tourne mal : Hugo tombe dans une em­buscade injustifiée dont il sort grave­ment blessé. Des Touaregs le soignent avec patience. Quand il rentre en France, il décide de revoir Alice et ap­prend que celle-ci a sombré dans la folie à la suite du décès de sa petite fille... Loin de se décourager, il lui rend visite à l'hôpital psychiatrique et s'informe auprès de diverses personnes des détails de son histoire. Petit à petit, il recon­quiert son ancienne amante et tente de la libérer de son aliénation. Tels sont les événements qui consti­tuent la trame du  vent dans la maison. Le récit de François Emmanuel ne suit cependant pas l'ordre chronologique ré­tabli ici pour les besoins du résumé : il entrecroise habilement les deux anec­dotes, celle de la mission et celle d'Alice, mélangeant en outre les souve­nirs d'Hugo, le présent et les récits rap­portés par autrui. Les liens qui s'établis­sent ainsi sont tout sauf gratuits (même si, avouons-le, on s'intéresse peut-être plus au cas d'Alice qu'à l'aventure dans le désert). Il ne s'agit pas seulement de collages formels ou de démonstration d'habileté narrative : c'est en racontant les circonstances de la guérison de ses blessures qu'Hugo parvient à amadouer Alice à l'hôpital, son amie s'identifiant à la femme touareg qui le soignait avec une exquise douceur. De plus, la proxi­mité des deux récits permet de com­prendre le comportement d'Hugo : plu­sieurs personnes s'étonnent de son dévouement à l'égard d'Alice. Est-ce par amour ? lui demande-t-on. Il répond par la négative, mais ne se justifie pas plus avant. Le récit ne livrera pas non plus explicitement au lecteur les raisons de sa conduite. Par contre, la construc­tion narrative en donne une idée. Hugo rend-il à une femme (Alice) ce que lui a donné une autre (la Touareg) ? Com­prend-il le délire d'Alice grâce à sa propre expérience du délire dans la fièvre ? L'avant-dernier chapitre, qui est sans doute le plus beau et le plus fort du roman, enchâsse en tout cas de manière un peu folle deux monologues inté­rieurs : celui d'Alice en pleine crise pa­ranoïaque et celui d'Hugo dorloté par sa soigneuse saharienne. Quant au style, François Emmanuel op­te ici, surtout au début du livre, pour de longues phrases circulaires, comprenant de nombreux participes présents à la Claude Simon, comme s'il cherchait d'abord et avant tout à fixer la situation initiale (Hugo retrouvant Alice) et à y superposer les autres éléments du récit, afin d'obtenir la plus grande densité émotionnelle possible. Il ne s'agit pas d'une succession d'événements, mais d'événements simultanés dans la con­science du narrateur. Le vent dans la maison n'est peut-être pas le meilleur roman de François Em­manuel (ma préférence allant toujours à la très incisive Question humaine), mais c'est sans doute l'un des plus néces­saires. L'œuvre, qui bénéficie d'une très grande cohérence thématique, repose sans cesse de manière différente deux questions, celle de l'énigme de l'autre et celle du langage, qui trouvent une acuité particulière dans le thème de la folie. Plusieurs psychotiques parcourent d'ailleurs les textes de François Emma­nuel, mais cette fois le sujet est abordé de front. Or, l'ai tenté n'est jamais aussi troublante que dans l'aliénation et le langage y entretient les plus étranges liens qui soient avec la vérité.

Laurent Demoulin