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Critiques de livres


Jacques DE DECKER
Le Ventre de la baleine
Editions Labor
coll. Périples
1996
140 p.

Retour du roman politique ?

Que faisait Jacques De Decker le 18 juillet 1991 à l'aube ? Il était dans son lit et il rêvait. C'était un de ces rêves dont on ne sait après coup s'il était stupide, comme le sont beaucoup de rêves, ou visionnaire, comme on voudrait qu'ils le soient un peu plus souvent... Donc Jacques De Decker rêvait. Il était question d'un voyage au fond des mers. Une histoire de sous-marin et de monstres. Au réveil, la radio allait lui apprendre la nouvelle : André Cools venait d'être assassiné sur les hauteurs de Cointe.

Ce rêve, de banal qu'il aurait sans doute dû rester, est devenu pour Jacques De Decker le symbole de ce que notre société était en train de vivre : une plongée dans les zones d'ombre des grands fonds fangeux sur les­quels régnent quelques bandes de requins et l'une ou l'autre pieuvre... Telle est la clé du premier chapitre du Ventre de la baleine ; passage empreint d'une sorte de grandilo­quence un peu baroque, résolument vernienne et détachée du corps du récit. C'est aussi la clé du roman dans son ensemble. Autant le dire tout de suite, Le Ventre de la baleine est un livre surprenant. Surprenant parce qu'il se démarque résolument de l'univers des précédentes productions de Jacques De Decker, et notamment de Pa­rades amoureuses. Surprenant encore car il quitte le domaine purement romanesque pour entrer dans celui des récits souches sur des faits réels, surprenant enfin car ces faits sont de ceux que l'actualité la plus brûlante nous impose avec constance depuis plu­sieurs mois. Avec cette tentative de transpo­sition romancée de la fin de la vie d'André Cools, Jacques De Decker n'a certes pas choisi la facilité. Car tenter de pénétrer avec un outil aussi sérieusement aléatoire que le roman dans les méandres des différentes psychologies qui ont été mises en mouve­ment dans ce fait divers brutal, tient par na­ture de la haute voltige sans filet. Et pourtant, quel autre outil que celui de la subjectivité pouvait avoir une chance de sonner vrai ? L'écriture de ce Ventre de la baleine s'est étendue de 1993 au printemps 1996, soit bien avant que les récents rebon­dissements de l'Affaire Cools aient fait la une des quotidiens. Cette coïncidence, pour étrangère au fait littéraire qu'elle soit dans sa matérialité, ne fait que hanter le lecteur d'un bout à l'autre du livre. Et la question se fait lancinante au fur et à mesure que les pages se tournent : comment diable l'auteur savait-il tout cela ?

Cette question n'a rien d'oiseux ni de dé­placé. Elle est la preuve, si besoin en était, que la fiction possède plus que jamais la ca­pacité et le droit de s'inscrire dans le cours immédiat et tumultueux de la réalité. Même et sans doute surtout si cette réalité est aussi difficilement intelligible que celle-là qui nous tient en haleine chaque jour de­puis... le mois d'août 1996 ? Le 18 juillet 1991 ? Ou les premiers massacres des tueurs du Brabant ?...

Ce n'est évidemment pas un hasard si, dans le même temps, paraissent des livres comme Le Siège de Bruxelles de Jacques Neyrinck. Comme si le rôle du romancier était aussi dans une manière d'engagement qui peut prendre les accents de la dénonciation. On l'avait sans doute un peu oublié. Pourtant il y a eu des lieux et des époques où il n'était pas rare que l'écrivain, du haut de sa position X intellectuel responsable, se sente dans l'obli­gation de dire les choses comme il les sentait. De dire tout haut et avec la force que le pas­sage par l'imprimerie donne au mot ce que certains pensaient trop bas. Jacques De Dec­ker renoue ici avec cette grandeur et cette servitude de l'écrivain qu'on appelle l'enga­gement. Mais l'engagement dans quoi ? Quel message serait ici délivré ? En fait il est sans doute à chercher dans le comportement et la philosophie d'action des personnages qui « mènent l'enquête ». En rupture avec les lo­giques ordinaires de ce qu'on aime appeler le « pouvoir », nos héros — que l'on me par­donne cette appellation démodée — repré­sentent en quelque sorte le sursaut moral des citoyens supposés s'opposer à la dérive du pays. Ils sont ici journalistes, magistrats et... historiens des religions et incarnent une génération montante, soucieuse d'une certaine éthique dont l'auteur nous donne clairement à penser qu'elle n'a pas précisément habité ceux-là même qui exerçaient (exercent ?) ce fameux pouvoir. Sujet évidemment délicat, surtout en Belgique. Et il fallait beaucoup de courage pour oser l'aborder. Sans doute regrettera-t-on cependant un cer­tain manichéisme dans la peinture des per­sonnages ainsi qu'une tendance à une cer­taine simplification psychologique qui cadrent mal avec les lois littéraires du genre puisque, à tout le moins, il s'agit bien d'une fabuleuse intrigue politico-policière. C'est ainsi que le personnage central, Arille Cousin (lisez : André Cools) y bénéficie d'une ma­nière de traitement de faveur qui en fait une sorte de repenti vieillissant, certes bourru mais pétri de bons sentiments et surtout bien décidé à nettoyer les écuries d'Augias liégeoises... Pour ceux qui se sont penchés quelque peu sur les méandres de l'affaire Cools et sur le maquis spongieux d'une cer­taine politique, les portraits des protagonistes pèchent peut-être un peu par manque d'épaisseur et la fiction semble dès lors avoir parfois un peu de mal à égaler la réalité.

Néanmoins cet aspect, disons, unidimensionnel induit paradoxalement une dimen­sion exemplative qui transforme ce roman en quelque chose qui n'est pas loin de res­sembler à une fable. Le caractère quasi hié­ratique dont sont empreintes certaines fi­gures leur confère — mais avec plus de netteté à la relecture — comme les attributs du symbole. Cette prise de distance n'est pas sans rappeler, toutes proportions gar­dées, celle que l'on trouve chez Brecht. Une référence qui n'est pas tout à fait fortuite si l'on opère un rapprochement, malheureuse­ment très licite, entre le ventre de la Baleine de Jacques De Decker et celui de La Bête de Bertolt Brecht qui, comme chacun ne sait pas toujours, est encore bien fécond...

Jean-Pol Hecq