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Critiques de livres


Philippe VAN MEERBEECK
L’infamille ou la perversion du lien
avec la collaboration d’Anne Mikolajczak
Louvain-la-Neuve
De Boeck Université
2003
202 p.

De la perversion du lien à la résilience : une réflexion capitale

L’infamille ou la perversion du lien, nous précise-t-on, a été pensé, réflé­chi, mûri et enfin écrit entre octobre 1996 et septembre 2002, entre la Marche Blanche organisée à Bruxelles en hommage aux enfants disparus et le premier anniver­saire des attentats terroristes du 11 sep­tembre 2001 aux États-Unis. Deux dates, deux événements marquants pour l'auteur, parce qu'ils étaient porteurs, chacun à son niveau, de graves questions et de vives in­quiétudes. Dans les deux cas, le lien à l'autre est perverti. De la sphère privée à l'ensemble de la planète ou presque, l'hu­manité souffre d'un même mal : la perver­sion du lien.

Dans son essai, qui d'emblée responsabilise la famille dans l'infamie, Philippe van Meerbeeck, psychiatre, psychanalyste, professeur ordinaire à l'Université catholique de Louvain-la-Neuve et responsable du Centre thé­rapeutique pour adolescents des cliniques Saint-Luc, fonde sa réflexion sur son expé­rience et sa pratique cliniques. Celles-ci lui ont permis d'observer en continuité l'évolu­tion des modèles et des rapports familiaux dans une société en pleine mutation. Il s'in­quiète des nombreuses dérives actuelles de la société et notamment de la perversion du lien à l'autre, du lien social ou familial, et partant du lien entre les humains. Pourquoi, écrit-il, y a-t-il aujourd'hui tant de procès contre les pères, tant de demandes d'exper­tises concernant des comportements inces­tueux, de plaintes de jeunes qui se disent, à tort ou à raison, avoir été abusés ? Pourquoi, en outre, la perversion concernerait-elle ma­joritairement les hommes et peu les femmes, le père et non la mère ?

Pour répondre à ces questions, l'auteur suit un double parcours. Dans un premier exa­men, il interroge l'histoire de la psychana­lyse pour y repérer, de Freud à Lacan, les étapes successives dans la compréhension du lien pervers. Celle-ci a considérablement changé selon les modes et selon les prati­ciens. Au passage, l'auteur règle certains comptes, semble-t-il, avec des pratiques an­crées dans l'exercice du pouvoir, du fort sur le faible, du thérapeute sur le patient, de l'analyste sur l'analysant, engagé dans un rapport de soumission, de dépendance : l'ascendant, le pouvoir peut se transformer en abus de pouvoir et, en conséquence, le lien analyste/analysant en lien pervers. L'au­teur conseille au thérapeute d'aujourd'hui qui aborde les cas réels ou allégués d'abus sexuels de rappeler à lui en toute lucidité la théorie freudienne de la séduction et les concepts de la sexualité infantile. Notons que cette dimension de l'histoire de la psy­chanalyse permet à tous de mieux com­prendre les problèmes de pédagogie et de transmission en général. Le second parcours, synchronique celui-ci, conduit l'auteur à analyser le contexte fami­lial et social, et, au-delà, notre monde mar­chandise où se banalisent les rapports les plus personnels. Les débats de société ac­tuels (ou l'absence de vrais débats ?) met­tent en évidence la détérioration des valeurs fondamentales et des rôles qui leur sont at­tachés. Le déclin de la paternité s'accom­pagne de la magnification de la mère, toute puissante et intouchable, tandis que l'en­fant, idéalisé à l'extrême, s'en trouve sacra­lisé et que l'infamie incestueuse se camoufle derrière une bien-pensance de surface, accu­satrice ou vengeresse.

À ce climat pervers contemporain, source de confusions de tous ordres, notamment chez les plus faibles, van Meerbeeck oppose une possibilité de guérison grâce à la reconstruc­tion des liens, à travers la rencontre et par la triangulation, soit par la médiation grâce à un tiers. On comprendra dès lors que la transmission et la formation n'ont jamais été aussi importantes que dans ce contexte et que la fonction d'enseignant devient essen­tielle. Une des conclusions demeure floue pour le profane : à trop souvent parler de « pardon », il semble que l'auteur perde de vue la non-culpabilité de l'innocent injustement accusé ou l'instance accusatrice à son tour perverse et suspecte parce qu'elle induit des erreurs de jugement. Ce livre intéressera certes les psychiatres, les psychanalystes, les psychologues, les criminologues, les juges aux affaires familiales et les travailleurs sociaux, mais aussi un large public trop souvent désinformé ou... per­verti. Le questionnement qui parcourt l'essai de Philippe van Meerbeeck est des plus actuels, notamment en Belgique : c'est tout naturellement que l'auteur y attache toute une vue prospective sur le XXIe siècle et une série de mesures de préservation contre une contamination mondialisante déjà en marche.

Jeannine Paque