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Critiques de livres

Nadine Monfils
Babylone Dream
Paris
Belfond
2007
285 p.

Du thriller sanglant au polar politique
par René Begon
Le Carnet et les Instants n° 148

D'un côté, des mariés, une grenade, du sang : l'amour, la violence aveugle, la mort. De l'autre, des crimes en série, avec un coup d'état comme toile de fond et un improbable flic bruxellois d'origine marocaine. Avec Nadine Monfils et Serge Noël, deux facettes attachantes du polar belge.
Deux couples de jeunes mariés sont successivement assassinés au lendemain de leur nuit de noces. Blanc virginal et rouge sang : l'assassin fait exploser les jeunes femmes à la grenade, après leur avoir tranché les bras et les avoir violées sous les yeux ou à portée de voix de leurs maris, qu'il supprime ensuite sauvagement. Une violence insoutenable. Des crimes horribles, traumatisants, lourds de sens également, dénotant, de la part du tueur en série, un impressionnant travail sur les symboles. Tel est le point de départ, particulièrement trash, du dernier roman de Nadine Monfils, Babylone Dream, le premier que l'auteure publie chez Belfond, son nouvel éditeur.
Deux flics, Lynch et Barn, sont confrontés à ces mystères horribles, deux flics d'un improbable pays, aux contours à peine esquissés, où les policiers ont des noms à consonance américaine, se détendent en regardant les mafieux pétris d'humanité des Soprano et boivent des «bilbaos» dans les bars de Pandore, la grande ville, pour oublier la mort qui fait leur quotidien. Comme dans les films noirs, Lynch, célibataire, fréquente Coco, une prostituée au grand cœur(1). Quant à Barn, il broie du noir et se laisse aller depuis que son épouse, lassée de sa vie de compagne de flic, est partie. Face à ces enquêteurs stéréotypés, Monfils installe une «profileuse » (elle préfère la version anglaise «profiler») au caractère de cochon : travaillant à l'intuition, Nicki Slider s'imprègne de l'atmosphère des scènes de crime, emportant partout avec elle un éléphant en peluche rouge que son père appelait Babylone…

Serge Noël
Un flic ordinaire
Paris
Cylibris Éditions
coll. Policier
2007

Coïncidence étrange, c'est le même photographe, Tom Dale, qui a réalisé les photos de mariage des deux couples assassinés. Tom vit avec Betty, dont il est très amoureux, bien qu'elle soit solitaire et peu loquace sur son passé. Il faut dire qu'avant de connaître Tom, Betty a refusé au dernier moment d'épouser son fiancé, lequel a disparu peu après dans un accident d'avion. En agrandissant les clichés de mariage, Tom découvre, à l'arrière-plan, un visage flou. Son inquiétude culmine lorsqu'il aperçoit également l'inquiétante silhouette sur des photos qu'il a faites de sa femme et de leur fille Alice.

Quel rapport y a-t-il entre cette ombre floue et le double assassinat sanglant? Tom et les trois enquêteurs vont-ils réussir à déjouer le piège qui se referme sur Betty et Alice? Dans ce nouveau roman, qu'elle nomme à juste titre «thriller», c'est avec l'art consommé d'un orfèvre que Nadine Monfils joue avec les nerfs des lecteurs.

Des crimes en série constituent également le point de départ d'Un flic ordinaire, de Serge Noël. Mais, autant le décor est neutre dans Babylone Dream, autant il est précis et significatif chez Noël : dans un Bruxelles bigarré entrelaçant les bars de Matongué, les clubs branchés, les salons de thé du quartier de la gare du Midi et les arrière-salles enfumées de cafés espagnols, un tueur en série élimine plusieurs témoins d'épisodes sulfureux de l'histoire récente (la collaboration, le nazisme, la décolonisation), qui s'apprêtaient à faire des révélations. C'est Brahim, un flic belge d'origine marocaine – qui plus est, homosexuel –, qui est chargé de l'enquête sur ces crimes sauvages et à première vue incompréhensibles.

Une seule signature relie en effet ces exécutions : la bouche des victimes est entaillée en un sourire sanglant, symbole du «noir silence» que les mercenaires imposaient à leurs victimes au Congo vers 1960. Recueillant les confidences d'un prêtre défroqué qui prétend avoir percé d'inquiétants secrets au sommet de l'état, Brahim verra bientôt se profiler, en arrière-plan, un complot ourdi de concert par l'église, la monarchie, certains secteurs de la police et une kyrielle d'officines d'extrême droite, qui vont d'anciens mercenaires anti-lumumbistes à des membres de l'ex-Vlaams Blok.

Bientôt, le lecteur est entraîné, comme à travers un mauvais rêve, dans une sarabande échevelée d'où émerge d'abord une immense manifestation, sorte de chant du cygne de la démocratie où se côtoient toutes les facettes de la société civile. Ensuite, survient un pronunciamiento qui suspend les libertés fondamentales, met les lois sous contrôle et instaure un régime raciste supprimant toutes les naturalisations et renvoyant chez eux ce que l'auteur appelle les «Belges de papier». Privé d'un seul coup de sa nationalité et de son boulot, Brahim se sépare de son amant et s'exile à Tanger où il devient malfrat pour assurer ses arrières… Au-delà des ingrédients pour le moins épicés qu'il accommode, on voit bien que le nouveau polar de Serge Noël tient à la fois de l'exercice de politiquefiction et de la réflexion sur le déracinement. Politiquement, les allusions sont limpides : ne croise-t-on pas, dans les couloirs du Vatican, un cardinal Daniels qui s'en va rejoindre un ponte de la Curie appelé Ratsingel? Un leader social-chrétien flamand nommé Yves Duterme ou une présidente des libéraux francophones appelée Louise Mitchell, ça ne vous dit rien? Quant au scénario du coup d'état, on y perçoit les échos de certaines thèses développées à l'époque des CCC et des tueries du Brabant.

Cultivant avec délectation le politiquement incorrect, Serge Noël évoque également sans fard et avec beaucoup de lyrisme les amours homosexuelles de son héros. Charnellement ancrée dans les paysages, son écriture décrit avec autant de couleur et de sensualité les quartiers décatis de la capitale que les rues de Tanger. En plus, l'auteur parvient, malgré certains excès et caricatures, à transcender son genre de référence, en tressant, comme en creux, à travers l'itinéraire d'un flic marginal, un hymne à la colère des sans-grades et un plaidoyer pour une société multiculturelle.

1. Nadine Monfils est fan du cinéaste américain David Lynch.