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Critiques de livres


Baptiste MORGAN
Mon voisin, c'est quelqu'un
Fayard
2002
209 p.

Un voisinage extrême

  Mon voisin, c'est quelqu'un se déroule aujourd'hui, quelque part en Eu­rope, dans un pays non défini, mais où les patronymes ont des consonances germaniques (ce qui limite quand même les possibilités) : le roman, signé Baptiste Mor­gan, raconte l'émergence d'un leader fascisant et les étapes de sa conquête du pouvoir, au terme d'un scénario dont les méandres et les rebondissements évoquent les polars les plus échevelés. Baptiste Morgan est le pseu­donyme sous lequel Vincent Engel, fécond auteur d'essais et de romans (dont les récents Oubliez Adam Weinberger et Retour à Monte-chiarro), propose des ouvrages d'« inspiration différente », comme l'indique laconiquement la quatrième de couverture. Prenant les thèmes de prédilection de l'écrivain (le fas­cisme et le rapport à l'histoire, notamment) par un autre bout, le livre se distingue sur­tout par le ton : nerveux, souvent caustique et plein d'alacrité, il plonge son lecteur en pleine politique-fiction, tout en lui rappelant l'actualité la plus brûlante. Pour décrire un processus qui rappelle de douloureux précédents, l'auteur adopte le point de vue d'Otto, marchand d'aquariums insignifiant et velléitaire, qui mène une vie médiocre et sans perspective entre ses rares clients et des poissons exotiques qui ne le passionnent guère. Il vit seul, sans famille, mais surtout sans souvenirs. Comme beau­coup de ses compatriotes, il est amnésique : dans son pays, les épisodes tragiques du passé font l'objet d'un refoulement collectif, contre lequel seuls quelques rares individus réagissent. Comme sa voisine Katrin, la seule amie d'Otto, une enseignante qui le prend généreusement sous son aile. Mais lorsqu'elle essaye de l'entraîner dans une discussion sur le rôle historique de la généra­tion de leurs parents, Otto réagit vivement : « J'ai fui, dit-il. Je ne voulais pas discuter de cela. Je ne sais pas de quoi parle Katrin. Si son père est criminel c'est son problème, pas le mien. Pas celui de Katrin non plus. L'Histoire est morte. Nos pères aussi, amen. » Dans ce pays sans histoire, ce citoyen banal, qui s'ennuie, ne pense pas, ne s'intéresse à rien et surtout pas à la politique, est irrésis­tiblement fasciné par l'occupant du château voisin, Jorg von Elpen (le prénom, mais aussi le nom, pourvu qu'on en inverse deux lettres, constituent des allusions transpa­rentes). Ce petit hobereau arrogant et imbu de lui-même, qui mène une existence luxueuse et oisive, entouré d'une famille soumise et de gardes du corps rébarbatifs, se révélera comme un ambitieux leader d'ex­trême droite. A la suite d'un banal malen­tendu (von Elpen le prenant à tort pour un maître-chanteur), Otto va pénétrer dans l'univers inquiétant du châtelain, devenir insensiblement son homme de main et être associé, quasiment sans s'en rendre compte, à sa stratégie machiavélique. Avec la complicité du directeur d'une chaîne de télévision, von Elpen parvient en effet à s'imposer comme un leader charis­matique en orchestrant savamment les thèmes populistes d'une campagne de déni­grement de la classe politique tradition­nelle. L'apprenti dictateur ira jusqu'à s'atta­cher la collaboration involontaire d'un journaliste intègre et discret qu'Otto enlè­vera et mettra au secret, pendant que von Elpen manipulera à son profit l'image et le discours de son prisonnier grâce à un dispo­sitif inédit de traitement de l'image. Menée au pas de charge, n'hésitant pas à faire la part un peu trop belle aux méchants et à présenter les faibles comme des gogos ou des victimes, Mon voisin, c'est quelqu'un est une fable politique d'une redoutable effi­cacité. On pourrait la trouver simpliste, ré­ductrice ou caricaturale, si l'actualité ré­cente, en Autriche, bien sûr, mais, surtout, en France, ne lui conférait soudain de singu­lières et inquiétantes résonances. Et même une étrange capacité d'anticipation (le livre est sorti en mars de cette année). Preuve s'il en est que le scénario n'a malheureusement rien d'inimaginable.

René Begon