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Critiques de livres


Christian HUBIN
Parlant seul
Ed. Corti
coll. En lisant en écrivant
1993
185 p.

La conscience sans illusion

Venant après En marge du poèmes et La forêt en fragments ce nouveau livre de Christian Hubin, qui se présente comme poésie critique, dépasse nettement les deux précédents, sans doute parce qu'il est pleinement à la fois poétique et critique. La poésie critique est peu prati­quée telle : Pouge et son Carnet du Bois des Pins, Vernesen et son Franchir la nuit, Jaccottet et sa Semaison... mais Jaccottet est un monsieur bien élevé, qui ne regarde que vers le haut et n'élève jamais le ton, alors qu'Hubin est un homme de tempérament. S'agit-il d'un journal non daté? La question du temps, si on la pose, met immédiate­ment mal à l'aise. Les fragments sont-ils présentés dans l'ordre où ils ont été écrits, et faut-il rechercher dans la pensée une di­mension évolutive? ou l'auteur a-t-il voulu une disposition subtile, sorte de mise en scène qui donnerait une image fidèle et équilibrée des stimuli dont elle s'alimente ? Certes Christian Hubin hait les systèmes et cette présentation en fragments, de lon­gueur diverse, reflète bien mieux sa dé­marche. On passe de poètes contemporains comme Jaccottet ou Juarroz à Chrétien de Troyes, avec retour via Hölderlin ou Nova-lis. On va de la poésie à la musique avec re­tour par la peinture. On passe de la célébra­tion éblouie ou angoissée (à l'égard des pairs) à l'imprécation rageuse (à propos des médias), via quelques pauses sereines devant un paysage. L'image à retenir est plutôt celle du mouvement brownien d'une parti­cule subissant des chocs successifs, chacun modifiant sa trajectoire de façon a-systématique.

Pas de système, donc, pas de formalisation en tout cas. Plutôt la modestie d'une recherche qui sait n'avoir pas de fin. Mais on finit par percevoir une dimension verticale de la pensée, une organisation selon deux valeurs.

Il faut à Christian Hubin une litière à piéti­ner, en même temps que des phrases où se remagnétiser. Nous sommes en pleine verti­calité, et d'ailleurs la référence à la pensée-sœur de Juarroz est fréquente. La pesanteur et la grâce, si on veut, mais traitées bien dif­féremment. Depuis Léon-Paul Fargue et son Erythème du Diable, on n'avait plus eu un tel génie de la formule coruscante, lorsqu'il s'agit de fustiger les « scaphandriers des flaques d'eau ». Il y a bien sûr d'autres hygiénistes, mais lorsque Etiemble décape, ce n'est pas pour nous confronter à une éternelle incertitude, c'est parce que Mon­sieur le Professeur sait, lui. La rage, chez Hubin, a un côté hystérique, comme s'il s'agissait de sur-tuer une hydre sans cesse renaissante. Mais quel effet de purge !

Quelle jubilation lorsqu'il s'en prend par exemple aux « bêlements eucharistiques sur gargouillis de décibels»! Tout autre est le traitement réservé aux pairs qu'on célèbre : prudence, écoute de fragments, flair pour les paroles qui ébran­lent... L'étincelle déclenche alors une sorte d'écho poétique, une tentative de lecture que, poète, Hubin ne peut faire que poé­tique. Le noyau, la question centrale, reste la poésie, sa nature, ses pouvoirs. Cent défi­nitions s'entrecroisent : « (le poème) en­gendre une aventure du sens » (Garelli), « la poésie est ce qui, toujours, reste à dire», « chaque nom porte sa tombe », « on n'écrit qu'en refusant de parler», «Ne comprendre qu'à peine ce qu'on dit, «croire (...) que les mots sont plus que les mots », « ce qui la nomme la trahit», etc : le commun dénomi­nateur de ces sélections est une sorte d'oxymore, de paradoxe : le plus sûr moyen de ne pas réduire est d'affirmer ensemble les deux termes opposés, pour mieux protéger l'étin­celle contre sa propre fragilité. Et c'est aussi sans doute la meilleure preuve qu'il s'agit d'un non-savoir, car Hubin a la conscience sans illusion des vrais poètes de ce siècle : «pari d'avance perdu». Mais «on habite une langue» et pour Chris­tian Hubin cette langue est une patrie, et cette langue il l'habite dichterisch, et il est un locataire difficile : gare aux cuistres, gare aux faiseurs !

Je voudrais aussi essayer de dire ce qui se noue lentement entre auteur et lecteur. Nous sommes comme admis à partager sa réflexion vagabonde, au hasard des lectures, des écoutes musicales, des musées, des pro­menades. Et le ton est si naturellement celui d'une rumination intérieure, d'une re­cherche obstinée par approches concen­triques, d'une formulation toujours inchoative qui se cherche, centripète, par écailles, phrases sans verbes, apposées, obstinées, toujours des brouillons, progressant à tâ­tons à la lumière d'un minuscule lumignon, — qu'à la fin il s'est créé une sorte de com­pagnonnage intime et amical. On sent que l'état magnétique est constant chez lui, il découvre partout des amorces, des demi-phrases séminales : l'avoir pour lecteur doit être le réconfort, la consolation, d'un écrivain. Digérant, faisant sienne la matière ainsi découverte, sa pensée est comme un mycélium qui progresse obscuré­ment sous le sol, de racine en racine. On n'est jamais loin du poème, et maints frag­ments pourraient être mis en recueil. Si tel vers de Juarroz a provoqué l'écriture d'un fragment, à son tour le fragment d'Hubin nous fait, interrompant la lecture, amorcer une méditation dans le prolonge­ment de la sienne. Le bonheur d'expression, dans tous les domaines, est prodigieux. A propos de Dufay, peut-on trouver mieux que cette formule : « l'architecture du clos et l'arpège de l'ouvert». Ou, plus cruelle­ment, à propos de Whitman : « Un soufflet d'orgue, sans tuyaux». A ne pas lire trop vite.

Francis EDELINE