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Critiques de livres


Simon LEYS
Protée et autres essais
Gallimard
2001 (prix Renaudot 2001 de l'essai)
150 p.

Au bonheur des lecteurs

Né en 1935, Pierre Ryckmans reven­dique plaisamment sa belgitude : « Oui, c'est vrai, je suis du pays de Beulemans, de Manneken-Pis et des pétomanes. » (Images brisées) Il a emprunté son pseudonyme au René Leys de Victor Segalen. Traducteur de littérature chinoise et américaine, spécialiste renommé de la pein­ture chinoise, il vit en Australie, où il enseigna à l'université de Sydney. Protée et autres essais rassemble quatre textes, dont seul le premier, « Ouvertures », fut écrit en fran­çais ; les trois suivants furent d'abord rédi­gés en anglais, publiés aux Etats-Unis ou en Australie, et ensuite traduits1 en français par l'auteur.

Les « Ouvertures », ce sont les phrases ou scènes initiales romanesques. Qui ne ren­drait les armes face à un Chesterton qui commence son Napoléon de Notting Hill par une adresse à « L'espèce humaine à laquelle appartiennent tant de mes lecteurs » ? Com­ment ne pas frémir à l'entame d'un thriller imaginé de chic par un Graham Greene alors inconnu, à qui le producteur Alexander Korda demande une idée de film : « C'est le matin tôt, sur le quai n° 1 de la gare de Paddington. Le quai est vide, à l'ex­ception d'un homme qui attend le dernier train en provenance du pays de Galles. De dessous sa gabardine, tombent des gouttes de sang qui forment une flaque par terre. » Est-ce à dire que la première phrase, ou la scène initiale, tiennent toujours leurs pro­messes ? Loin s'en faut, bien des auteurs succombant d'abord à la tentation du tape-à-l'œil pour se battre les flancs pour des prunes dans les 200 pages suivantes... On trouve dans « L'imitation de notre sei­gneur Don Quichotte » cette observation épatante : « beaucoup d'hommes éduqués ont cette curieuse notion qu'il existerait un certain nombre de livres qu'il faut avoir lus, et il leur paraîtrait donc honteux de devoir admettre qu'ils ont manqué à cette obliga­tion culturelle. J'avoue que je ne partage pas cette vue. Il me semble que l'on ne de­vrait lire que pour le plaisir. » Dans la fou­lée, Leys étrille une certaine critique univer­sitaire qui rougirait de prendre à la lecture un plaisir frivole : à ses yeux, « rien de ce qui est amusant ne saurait être important. » Leys souligne ailleurs le paradoxe du Qui­chotte qui n'était rien d'autre, à l'origine, qu'un « ouvrage alimentaire, concocté par un écrivassier laborieux » dont l'objectif avoué était de discréditer la littérature che­valeresque : polémique oiseuse aujourd'hui totalement occultée. Vous avez dit mes­sage ? Hemingway répondait avec un solide bon sens : « Il n'y a pas de messages dans mes romans. Quand je veux envoyer un message, je vais au bureau de poste. » Les pages consacrées à Hugo rendent compte d'une biographie américaine du poète : son hygiène personnelle était déplo­rable, il avait des poux qu'il refilait galam­ment à sa Juliette, enfin son linge n'était pas net ! Plus intéressant, le paradoxe (en­core !) hugolien : « le plus fameux de tous les écrivains français est aussi celui qui of­fense le plus agressivement le goût fran­çais. » Dans le registre anecdotique : la pu­blication des Misérables fut « retardée à l'imprimerie par les larmes des typographes [...] plongés dans la lecture des pages dont ils devaient composer les épreuves... » Est-il rien de moins gidien que Leys confronté à « l'énigme gidienne » par sa lec­ture de l'ouvrage d'Alan Sheridan, André Gide : a Life in the Present Leys le consi­dérerait plutôt comme le dernier écrivain (mort en 1951) du XIXe siècle. Rien de moins bistourné, chantourné que sa pensée et son écriture — Leys appelle un chat un chat : « La faillite et les crimes des Etats qui s'intitulaient « communistes » ont donné mauvaise réputation au marxisme — ce qui, après tout, est peut-être une injustice : car où donc le marxisme fut-il vraiment mis en œuvre ? » Son « Abécédaire » gidien montre Leys fasciné par un homme qui se situe à ses antipodes, et déterminé à montrer tout l'insaisissable du « Houdini de la littérature moderne. » Voici donc un Gide ondoyant — ce n'est pas une découverte —, unique­ment passionné par la littérature, la pédé­rastie et le christianisme et, dans les autres domaines, pensant « en clichés bourgeois qui auraient pu sortir tout droit du Dic­tionnaire des idées reçues de Flaubert... » Voici un Gide faisant en Afrique du Nord et en Italie des voyages équivalant aux sex tours d'aujourd'hui ; un Gide amusé quand on lui rapporte que Claudel, « faisant flam­ber une crêpe, déclara : Voilà le sort qui at­tend André Gide dans l'enfer !» ; un Gide moralement inconscient qui reproche à son épouse son manque de compréhension : « ah ! Si seulement elle avait bien voulu l'aider à attirer des petits garçons dans leur maison, ses séjours à la campagne auraient bénéficié d'une bien meilleure hygiène sexuelle » ; un Gide faisant, en 1941, la preuve — comme s'il en fallait encore ! de l'incroyable imbécillité des intellectuels dès qu'il s'agit de regarder en face la réalité (surtout politique) des choses : « Qui sait, peut-être faisons-nous tort à Hitler en pen­sant que son rêve final n'est pas l'harmonie du monde ? »

Simon Leys critique littéraire et Simon Leys critique politique ne sont pas du bois dont on fait les flûtes. Ah le beau livre ! Scrupuleux, salubre, remarquablement documenté, pétillant d'humour, caustique à bon escient, il ne se pousse jamais du col ; il invite au bonheur de lire, et ce n'est pas si fréquent.

Pol Charles

1. Une relecture plus attentive aurait empêché qu'on lût, à quinze lignes d'intervalle (p. 79), deux fois peu ou prou la même phrase : « il fit preuve d'un considérable courage / il fit preuve d'un assez exceptionnel courage... »