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Critiques de livres


Marc ROMBAUT
Ville sanguine
Paris
Le Seuil
coll. Fiction & Cie
2003
236 p.

La mort à l'œuvre

Avec Ville sanguine, son troisième roman, Marc Rombaut poursuit le travail d'exploration intérieure en­tamé dans le premier, Le chat noir laqué. Le narrateur s'y place provisoirement hors jeu, comme hors de la vie et du monde. Il y fait le point, assez narcissiquement, sur sa tor­tueuse — ou banale — existence. Il y réunit les fantasmes du présent et les fantômes du passé — et les compléments déterminatifs, l'on s'en doute, sont parfaitement inter­changeables. Evoquée dans Le chat noir laqué, Bordeaux sert ici de cadre principal. Critique d'art et journaliste, le narrateur s'y rend afin de préparer des articles et une émission de télévision sur l'exil de Goya dans la capitale girondine ainsi que sur une exposition qui y sera dédiée au peintre de la Maja Desnuda. Il retrouve la ville de son enfance alors que son amie Natacha vient de le quitter. S'il entame une relation ambi­guë avec Hélène, commissaire adjointe de l'exposition Goya, il est surtout occupé de lui-même, se remémorant les lieux secrets jadis fréquentés avec Jenny, la jeune com­pagne de son père, qui fut, avant de mourir inopinément, son initiatrice sensuelle et probablement son seul véritable amour. Ville sanguine aurait pu dès lors n'être qu'un parcours quasi touristique, bon chic bon genre, où le personnage, apparemment dénué de préoccupation matérielle, a le temps et les moyens de jouir sa vie et de la pontifier.

Fort heureusement, le récit ne se contente pas d'installer le narrateur entre les bras d'une jolie femme en « lingerie fine gris perle » ou à la table d'un restaurant devant une « poêlée de cèpes à la bordelaise et un graves haut-smith 1989 » — ce dont, dans les deux cas, on se fiche complètement. Dans une brève seconde partie, le snobisme du narrateur se voit « ironisé » par l'appari­tion de Linda, une photographe haïtienne qui, tout d'abord, le traite — ou feint de le traiter — en dandy. Linda se veut « soleil noir » ; elle est la belle — comme dit son prénom —, la lumineuse ; et l'obscure, l'in­saisissable. Si elle se montre désinvolte avec le narrateur, elle est néanmoins la seule qui sache se mettre à l'écoute de son passé, la seule à qui il puisse dévoiler ses blessures les plus intimes, les fragments de son histoire les plus impudiques et les plus douloureux. D'autre part, quand le narrateur arrive à Bordeaux, en octobre 1997, va y commen­cer le procès de « Maurice Papon, inculpé de complicité de crimes contre l'humanité». Des références à ce procès hors du commun émaillent le roman et entrent en résonance avec les réflexions du critique d'art sur Goya. Le peintre espagnol vécut à Bordeaux les quatre dernières années de sa vie, de 1824 à 1828. Il était alors « sourd, presque aveugle, malade». Ce fut pourtant une pé­riode extrêmement fertile qui permit à Goya de « dresse(r) un état prophétique des temps à venir », de « poursuivre (...) le démontage visuel de la Bête immonde. » Car Goya pei­gnit ce qu'il avait vu, les Désastres de la guerre. Avant de quitter l'Espagne, il avait pu terminer les peintures noires réalisées à l'huile sur les murs de sa maison. Recourant à nouveau au noir, « couleur moderne », dans les œuvres de l'exil, c'est toute l'horreur des meurtriers conflits à venir qu'il fait entrer dans sa peinture ; c'est — qui sait ? — toute la boucherie génocidaire du vingtième siècle qu'il paraît entrevoir, comme prémonitoirement. A Bordeaux, Goya peint aussi la femme, à travers une laitière qu'il « caresse au pinceau », qu'il « coule en lui ». Etudiant les recherches du dernier Goya, le narrateur ne s'éloigne pas des obsessions qu'il voue à la mort — qui ne s'apprivoise pas — et à la femme — qui est le désir et la fête des sens toujours recommencée. Et les pages que l'écrivain consacre à la fraîcheur créatrice du vieux peintre espagnol, à sa capacité d'étaler crûment, instinctivement, l'ignominie con­temporaine, sont le meilleur de Ville san­guine : par leur grâce et leur gravité, elles se démarquent de la relative futilité de l'en­semble.

Laurent Robert