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Critiques de livres


André SEMPOUX
Le Dévoreur
Les Éperonniers
1995
collection Maintenant ou Jamais
120 p.

Un secret fondateur et destructeur

André Sempoux est un jeune roman­cier de soixante ans. Ce qui pourrait ne sembler qu'une formule introductive un rien trop polie doit pourtant être considéré dans toute sa force dialectique. De l'opposition entre la virginité de l'écriture narrative et un parcours déjà long en littéra­ture — il a publié poèmes, essais et nouvelles — résulte la réussite de ce premier roman qui évite la logorrhée des mots lourds, urgents que le sujet aurait pu engendrer : un fils doit vivre avec, en lui, l'idée insupportable, insurmontable d'un père ayant collaboré à la presse pronazie durant les années de guerre. Il ne peut en parler, ça lui reste dans la gorge. Il se taira même avec celui qui partagera sa vie pendant plus de vingt ans, au point de mettre à bas leur relation, le secret entraînant le secret. Chaque été, pour un court séjour, il va rejoindre son père. Son compagnon qui ignore tout de la destination, du contenu de ces quelques jours passés sans lui, se venge en fréquentant d'autres hommes. C'est donc pour lui, pour lui révéler l'irrévélable que le personnage principal rédige puis recopie méticuleusement — « la justification d'une vie ne peut être torchonnée » — une longue lettre qu'il poste juste avant son suicide en auto blanche. Cette missive forme la plus grande partie du Dévoreur, qui se conclut par quatre pages écrites par son destinataire au moment où, vingt-cinq années plus tard, il la redécouvre — il l'avait presque oubliée —, au moment où resurgit la pensée d'extrême-droite et où flambe l'intégrisme vindicatif, au moment où sévit aussi le sida, au moment où aujourd'hui fait peur.

C'est parce qu'il connaît bien le poids et la légèreté des mots, leur fidélité et leur trahison qu'André Sempoux les arrange ainsi, de manière à ce qu'ils ne libèrent leur sub­stance qu'au compte-goutte de la nécessité, une nécessité qui n'apparaît parfois qu'à la fin du livre, voire à la lecture recommencée. Car, oui, ce roman est de ceux qui se lisent deux fois au moins. Rassurez-vous, il n'est pas bien long. Ni ardu. Disons complexe. Multiple. Très finement construit pour col­ler au déroulement de la vie, de la pensée où le temps vécu n'est jamais linéaire, tou­jours aggloméré : cohabitent les temps du présent, du souvenir, de l'habitude, du sur­place, celui des autres, le nôtre, celui de notre mémoire individuelle et collective... Si l'écrivain s'est plongé dans un travail sur ce temps tourmenté, sur ce temps engendré du secret, c'est pour, in fine, qu'on se méfie et qu'on ne réitère pas les erreurs du passé. Et parce qu'aujourd'hui certains auraient tendance à vouloir effacer : des universi­taires trouvent des qualités intellectuelles au père du narrateur malgré toutes les horreurs qu'il a pu écrire. Et même si tout est ro­mancé, cela ressemble drôlement à nos jours actuels. Et même si le personnage du père dévoreur a totalement été inventé, ses mots ont tellement existé. Ils proviennent du Nouveau journal, quotidien pronazi qu'a dépouillé, avec dégoût et ennui, pour le besoin du livre, le romancier. Et nous de nous dire que tous ces mots auraient pu être écrits aujourd'hui, ou même dits dans cer­taines émissions de télévision qui, pour se vendre, sont prêtes à tous les dérapages. Cette dimension politique est là tout le temps, dans le roman. Mais ce serait réduc­teur de n'y voir que ça (André Sempoux ne fait pas de la littérature engagée), comme de le limiter à une seule signification. On glisse sans arrêt de l'individu à la société et vice versa. On retient tout autant la prise de conscience de la situation actuelle que les dégâts opérés sur un homme qui doit vivre avec un passé paternel fondateur et dévo­reur. Un passé qui le séparera pour toujours des autres, de celui qu'il aime. Et si malgré tout, il y eut des instants de répit (« Ton désir, voilà ce qui m'a tenu en vie. Et puis, la surprise de nous sentir une seule peau, avec quatre grands yeux pleins de lu­mière »), ils n'auront qu'une existence brève, la mort apparaissant, au bout du compte, comme l'unique solution au poids encombrant de l'histoire. De l'Histoire. Ce qui laissera toujours un goût de nostalgie dans la bouche de celui qui s'est retrouvé seul : « Je pense souvent à l'amour avec le­quel, si tu avais vécu, tu aurais soigné mon corps. Pourquoi ne m'as-tu pas permis de soigner ton âme ? » Mais qui détient vrai­ment la réponse ?

Michel Zumkir