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Critiques de livres


François de CALLATAY
le nombre et la chair
Editions Luce Wilquin
1998
coll. Hypatie
222 p.

Les jeux de l'architecte

Il est rare de découvrir un premier roman aussi curieux que celui de François de Callatay, Le Nombre et la chair. Chef de département au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Royale, l'auteur n'a nullement le profil d'un scientifique un peu rassis, confiné dans une érudition poussiéreuse. C'est un jeune spécialiste de la numismatique grecque mais qui, de toute évidence, brasse avec jubila­tion quantité de connaissances dans des do­maines fort divers. Loin d'éparpiller cependant des parcelles de savoir comme autant de pépites un peu tape-à-1'œil, son roman est une tentative brillante de structuration de quatre données fondamentales : l'Expérience, l'Amour, l'Unique, la Vérité. Projet ambitieux et qui témoigne d'un goût certain pour l'uni­versel. A chacun de ces concepts est consacré un chapitre, le tout encadré d'un préambule et d'un « dôme » qui justifient le sous-titre de l'œuvre : « Petit temple païen ». Voilà pour les grands traits de l'architecture, fortement char­pentée, de cet édifice qui compte encore bien d'autres subtilités d'assemblage. Entrons-y puisque la première phrase nous y invite d'em­blée. Quatre chapitres donc, qui sont autant de nouvelles à première vue indépendantes : l'Expérience, symbolisée par la lettre S et l'élé­ment feu, l'Amour, sous la lettre O, associé à l'eau, l'Unique, et sa lettre I avec l'air, et enfin la Vérité, reprise par un T et l'élément feu (SOIT). Réunies par une unité de lieu et de temps et la récurrence de certains personnages, ces nouvelles ont encore un point commun : chacune développe son thème sous le signe du paradoxe. Ainsi une plus grande expérience occulte parfois le véritable mystère des choses ; l'amour n'est pas une compréhension de l'autre ; l'unique ne se décrète pas, il ressort du répétitif ; la vérité n'est souvent qu'un leurre étincelant que poursuit un esprit aveuglé par l'idée. Sous la plume d'un chercheur, le cons­tat, s'il fallait en rester là, serait bien amer : la vérité n'est ni dans le savoir, ni dans l'expé­rience et la curiosité — nécessaire au début de toute quête — n'est en définitive qu'une entrave qu'il faut dépasser pour rejoindre l'amour : « l'expérience de l'amour est bien l'unique vérité ». On serait tenté de dire ici, CQFD, tant la structure du roman s'avère fi­nalement démonstrative. Et l'auteur ne se fait d'ailleurs pas faute de nous expliquer, avec force points sur les i, les arcanes de sa construction. Ce qui peut devenir agaçant. Non que chaque chapitre, pris isolément, ne soit tout à fait plaisant : l'évocation des milieux universitaires, les stratégies amoureuses d'un couple mal assorti, une romancière en mal d'idée ou les fragiles subtilités mathématiques d'un visionnaire, tout cela est juste, féroce, sa­voureux, brillant souvent. Mais si le nombre et la dialectique se déploient à loisir, la chair y palpite peu, quoi qu'on dise, victime sans doute d'une trop grande virtuosité de l'auteur à jouer de ses idées, à les manipuler et à les or­donner selon de nombreux axes de symétrie. Noyée dans une profusion de métaphores fi­lées, toutes plus habiles les unes que les autres (certaines même franchement drôles), la vibra­tion d'une quelconque émotion a du mal à émerger. On reste donc dans le domaine du purement rationnel, ce qui semble contredire le message du livre. En revanche, le jeu intel­lectuel auquel le lecteur est convié vaut fran­chement le détour. Plaisir qui n'est pas si fré­quent dans la fiction romanesque, et qui s'illustre ici de façon magistrale.

Dominique Crahay