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Critiques de livres

Conversations, contradictions, à la recherche de l'âpre vérité

Didier Devillez réédite en ce prin­temps 1998 des textes écrits par Denis Marion en 1943 et 1944 et parus en 1955 aux Editions de Minuit sous le titre Les Masques du destin. L'opus est dédicacé à André Malraux : sou­venez-vous, nous avons naguère relaté ici même la réédition, dans la Petite biblio­thèque des Cahiers du cinéma, de cette su­perbe évocation du tournage du film Sierra de Teruel, dans une Espagne en proie à la guerre civile, qui s'intitule Le Cinéma selon André Malraux et décrit champs et contre­champs de cette aventure, du point de vue d'un co-scénariste. Un mystérieux co-scénariste et ami, puisque quelques parcimo­nieuses informations nous signalaient alors simplement que Denis Marion était à la fois auteur dramatique, critique de cinéma, cri­tique littéraire, auteur d'un ouvrage sur Ingmar Bergman et d'un autre sur Erich von Stroheim...

C'est donc avec un évident intérêt que Ton découvre en avant-propos de ces Masques du destin quelques pages de Damien Grawez qui éclairent les multiples facettes du talent de Denis Marion, avocat au barreau de Bruxelles, puis, à la Libération, directeur des services parisiens du journal Le Soir. Le projet initial envisageait dix dialogues de la même eau, dont une rencontre Sade-Choderlos de Laclos qui eût certainement été explosive...

« Mozart et Grimm » fut publié dans Les Nouvelles littéraires en 1946. « Suite au Gorgias », « Francis Bacon », « Dos­toïevski » complétèrent le volume publié en 1955- Quatre moments, quatre conversa­tions, quatre questionnements. Difficiles à définir, ces croisements entre théâtre et phi­losophie, entre biographie et fiction, sont nourris de recherches historiques d'une « scrupuleuse authenticité ». Il suffit de voir les dossiers annexés à ces textes pour devi­ner les chemins parcourus entre le connu, le certifié, le probable et l'imaginé. C'est dans ces franges-là que se construit la narration ; les dialogues suscitent l'interrogation, la re­cherche de « l'âpre vérité ». Marion n'im­pose pas sa vision mais nous emmène dans une réflexion qui paraît aujourd'hui d'une terrible universalité, d'une cruelle intempo­ralité.

« Suite au Gorgias » nous transporte à Athènes en 405 avant Jésus-Christ. Socrate, Calliclès et un étranger venu de Macédoine s'entretiennent sur les conditions qui accor­dent à l'homme une véritable puissance : est-ce la sagesse du philosophe aux mœurs réglées, libre mais sans aucune autorité sur autrui, ou la capacité du tyran à faire exécu­ter tous ses ordres mais qui demeure l'es­clave de ses passions ? Commettre l'injus­tice est-il un plus grand mal que la souffrir ? Ouvrez vos journaux, l'actualité d'une celle réflexion surgit à chaque page... Plus de quatre siècles avant Jésus-Christ, Archelaos le tyran qui a tué oncle, cousin et frère n'en conçoit aucun remords. Et aujourd'hui... Francis Bacon se parle à lui-même, le 1" juin 1621, à la Tour de Londres. Incontes­tablement, il se réjouit un peu trop vite : « après moi, la grandeur de sa charge ne protégera plus de magistrat ou de fonction­naire public — ce qui nous ramène à l'âge d'or. Ensuite, après cet exemple, les juges fuiront comme un serpent tout ce qui res­semble seulement à la corruption. A qui l'intelligence fera défaut pour s'inspirer de ma sagesse, le bon sens suffira pour lui épargner mes folies. » Illusions ?

Mozart et Grimm dévoilent au cours de leur conversation bien des travers des mœurs du siècle. « Se faire dédier une so­nate est moins galvaudé que d'entretenir une fille d'Opéra et plus élégant que de chasser à courre. » Certes. Mais si une du­chesse reçoit un compositeur et se soucie de la musique comme d'une guigne, le dit musicien ne devra pas lui tenir rigueur de son ignorance, ni de son mépris, mais lui être reconnaissant de le recevoir. Les usages du monde ont-ils changé ? La musique est-elle un commerce ou un bonheur à parta­ger ?

A Saint-Pétersbourg, en 1865, Ana Korvin-Krukovskaïa se protège des conceptions amoureuses tentaculaires de Fiodor Dos­toïevski. Et, pour créer cette intimité qu'elle refuse, l'écrivain cherche à faire ré­agir la jeune femme sur son nouveau sujet de roman : après une nuit de débauche, poussé par ses compagnons ivres, un homme a violé une fillette de dix ans. Ne lui inspire-t-il que de la répulsion ? Vingt ans plus tard, amoureux d'une jeune femme, le souvenir que cet homme a re­foulé complètement pendant tout ce temps resurgit et l'obsèdera jusqu'à son dernier jour... « Je veux choisir exprès un cas ex­trême pour montrer qu'un attentat odieux peut avoir des causes et des conséquences bien différentes de celles auxquelles on s'at­tendrait.»

Et si l'heure était venue de se méfier des idées toutes faites et de trouver dans le rai­sonnement philosophique appliqué de nou­velles raisons d'espérer faire bouger le monde ?

Nicole Widart

Denis MARION, Les Masques du destin, Didier Devillez Editeur, 1998