pdl

Critiques de livres

Évelyne WILWERTH, Papillon mortel, Avin, Luce Wilquin, 2010, 184 p., 19 €.

La sculpture odorante d'un bras
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants N°162

Un bras à respirer, c’est là tout ce qui reste, ou à peu près, à Edwige, grand reporter à travers le monde, autrefois hyperactive mais aujourd’hui anéantie, recroquevillée dans le noir d’un réduit qu’elle qualifiera de « trou à rate » quand elle aura recouvré ses esprits. Ainsi commence le dernier roman d’Évelyne Wilwerth, Papillon mortel, nous plongeant brutalement dans l’intime reprise de conscience d’une femme qui peu à peu va réapprendre à vivre, retrouver son corps, sa mémoire et cet humour qu’ils, ces inconnus qui la séquestrent, n’ont pas réussi à lui voler. Privée de la vue, que ce soit à cause de l’obscurité totale de sa prison, à cause d’une cagoule serrante, ou au mieux d’un foulard, elle aiguise ses autres sens. Elle explore son corps avec la plus grande curiosité et bientôt le plaisir de se retrouver intacte, de se plaire avec soi, de chérir le plus infime de ce qui lui reste, comme sa « prothèse dentaire », minuscule bien familier qui n’a pas disparu. Elle capte l’aboiement d’un chien, l’appel d’un muezzin. Les effluves alternés qui accompagnent ses différents visiteurs. Des « miettes » de vie sans doute mais qui vont relancer son activité cognitive et mémorielle. C’est en cascade que surgissent les souvenirs, très proustiennement déclenchés à la faveur de sensations fugitives, banales comme le contact de l’eau, l’écho d’une syllabe, l’odeur d’un homme. Des images glanées lors de ses périples de reporter ou qui ont marqué sa vie de femme : la rencontre avec la danse et Pina Bausch, la chaleur des communautés rassemblées dans la rondeur d’une yourte, le plaisir avec les amants, mais aussi l’enfance, la famille quittée et tout ce négatif qu’elle voudrait avoir oublié comme le volettement blanc d’un mystérieux papillon. Le lecteur est ainsi convié à un voyage immobile, tapi lui aussi dans cette prison propice à la mémoire volubile de la narratrice, celle qui pense, qui dit je. Il frémira de ses moindres perceptions et l’accompagnera dans tous ses gestes. Sans aucun apitoiement toutefois car, même dans les moments supposés dramatiques, Wilwerth ne peut perdre tout à fait sa pétillance. Et comme elle, Edwige se sourit à elle-même ou au décor invisible qu’elle pressent et habille à sa guise, en infatigable prédatrice de tout signe de vie.
Il faut une réelle maîtrise narrative pour organiser une telle diversité de tons. Parfois déployée en discours logorrhéique, l’écriture jette sur la page des mots qui se bousculent sans ponctuation. Mais ce désordre est organisé, et si le texte procède par séries ou par inventaires, c’est qu’il reproduit la progressive reconstitution langagière du sujet. Un autre procédé expressif vient de l’importance du verbe qui occupe tout l’espace de la phrase, déterminant ainsi soit une respiration singulière soit un défilement litanique. Ce sont encore des métaphores qui s’enchaînent en spirale, là où l’intimité de ce bras odorant se hume aux doigts en parfum de « bosquet », de « creux moussu », de « sous-bois », sans trop se prendre au sérieux, car il y a toujours un contrepoint malicieux à ces envolées lyriques.