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Critiques de livres

Jack KEGUENNE
Notes sur l’amour
Bruxelles
éditions aesth.
117 p.
12 €

Entre déchirure et consentement
par Mélanie Godin
Le Carnet et les Instants N°162

Auteur né en 1957, Jack Keguenne vit et travaille à Bruxelles. Poète, romancier, essayiste, il a publié une vingtaine de livres depuis 1977. Également dessinateur, il a inventé une écriture imaginaire nommée « calligraphismes ». Parmi ses derniers livres parus, citons en poésie : Ordre d’apparaître, Usufruit des déchirures et un essai intitulé Notes sur l’amour parus aux éditions aesth. à Bruxelles en 2009.
Dans cet essai, l’auteur livre 421 notes sur l’amour et ses paradoxes. L’une d’entre elles dit ceci : « Il n’y a peut-être aucune définition de l’amour. Il n’y aurait que l’idée de l’amour et la manière de le réinventer sans cesse. À chaque interprète son lexique ou son guide de voyage. » En effet, tel un explorateur sans carte ni repères, il écrit sa vision personnelle et mûrement réfléchie de l’amour en développant l’idée que celui-ci est essentiellement lié au consentement, au partage, à la rencontre et à l’accord mutuel entre deux êtres. Il est perçu comme une évidence. Une aventure allègre. Un mouvement à part entière possédant une volonté propre. Toutes ces notes constituent un ensemble, cependant chacune d’entre elles peut être isolée du reste, recopiée sur un bout de papier ou gravée quelque part pour ne pas l’oublier. On peut se la répéter tout bas. Y penser. Trouver des relations (ou pas) avec la pensée de l’auteur. Réfléchir à l’amour, l’écrire, c’est toujours (quand cela est bien fait et c’est le cas ici), l’émergence de nouvelles perspectives et de nouveaux horizons pour poursuivre la réflexion sur ce thème et ce qu’il suscite. Fait à noter et qui retient particulièrement l’attention parce que atypique, le traitement de la passion, totalement exclue de cette conception de l’amour heureux (même s’il est éphémère), serein et libre.

Jack KEGUENNE
Usufruit des déchirures
Bruxelles
éditions aesth.
119 p.
12 €

Jack Keguenne les différencie à maintes reprises, considérant « qu’il faut écarter l’amour, qui apaise sereinement dans l’échange, de la passion, qui angoisse et désole l’être seul. L’amour ne fait pas de victime, la passion laisse des déçus ». L’« amour heureux », thème où l’auteur a encore beaucoup à dire et qu’il partagera peut-être dans un prochain carnet de notes.

Usufruit des déchirures est divisé en deux parties réparties en une suite de petits poèmes construits de manière identique : deux strophes, l’une de trois vers, l’autre de deux. La première partie est sans aucun doute la plus forte, la plus sombre aussi. Le cisèlement précis de l’écriture accentue le côté tragique de l’expérience vécue. Là les mots de l’auteur sonnent parfois de façon plus légère, ici, la détresse résonne, tant au niveau de la langue que dans les sujets abordés. Comme l’indique le titre, l’usufruit accordé laisse place à la déchirure sous toutes ses formes : cicatrices, écorchures, effondrement, vertige, effroi, désespoir : « Croire n’est pas un verbe / ni mourir un paysage / coups fourrés de l’absolu // Par loyauté singulière / laisser s’effondrer la nuit » ou encore « débouté la parole / et les mains nues / sans espoir de retraite // la peau comme un tourment / et le squelette toujours inaperçu ». Oscillant entre une certaine résignation et un combat tortueux, le poète continue de lutter et résiste, seul, aux tumultes de l’existence.

Jack KEGUENNE
Ordre d’apparaître
Bruxelles
éditions aesth.
2009
164 p.
16 €

Pour conclure, Ordre d’apparaître est, parmi les trois livres, le recueil le plus dense et le plus révélateur de la palette de l’artiste. Divisé en huit parties, chacune d’entre elles est nommée par un titre synthétisant l’idée centrale évoquée : « Alphabet des limbes », « Économie des tourments », « Orage au vitrail », « Ordre d’apparaître 1 et 2 », « Suite pour Brigitte », « Adossement au rempart » et « Défaite d’une figure ». Le poète donne à lire des variations tant sur ce vers quoi il faut tendre dans l’écriture du poème que sur l’univers qui l’entoure : « augmenter la plage d’un estran / et l’hiver des marées hau¬tes / mettre autant de pétales à la journée de l’abeille / que de points de dentelle à la traîne d’une mariée / accroître le tumulte d’un accomplissement / jusqu’à ajuster l’amnistie au poème ». L’amour et les sentiments complexes qu’il fait naître restent un leitmotiv dans l’œuvre du poète qui décline subtilement et sans relâche ce thème universel. En écho aux œuvres plastiques d’Anne-Marie Finné (artiste bruxelloise) et pour rappeler ses attaches à l’art pictural qui l’habite et l’inspire, Ordre d’apparaître 1 et 2 ont été librement composés à partir des toiles de l’artiste. Florilèges de textes aux images contrastées et colorées, les paysages inspirés livrent une tension palpable sujette aux interprétations diverses : « Tout s’affaisse / à l’aune du regard / sauf l’égratignure souveraine // majestueuse pesanteur / épuisée d’étroitesse / dans l’équinoxe d’une verticalité ».
La poésie de Jack Keguenne se démarque dans les voix poétiques d’aujourd’hui car elle est aussi poétique que philosophique. Au-delà de la poésie pure, le lecteur est séduit par une réflexion cherchant à s’affiner toujours un peu plus. Par son écriture, il propose une vraie rencontre où déchirures personnelles et consentement mutuel coexistent sur le fil d’un équilibre toujours à réinventer.