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Critiques de livres

Arnaud HUFTIER
Jean Ray. L’alchimie du mystère
Amiens
Encrage éditions
2010
768 p.
illustrations en noir et en couleur
60 €

Jean Ray et les doubles
par Jospeh Duhamel
Le Carnet et les Instants N°162

Jean Ray a déjà été largement et finement commenté. Il y a pourtant encore de la matière. Arnaud Huftier propose une grande étude sur le Gantois, prenant en compte l’ensemble de la production et les divers aspects de la personnalité de Ray, démontrant le dialogue de Raymond De Kremer avec ses doubles. Car l’écrivain a toujours été partagé entre des tendances contradictoires, et Huftier les isole justement. Tension entre les langues, hésitant entre français et néerlandais, écrivant parfois le même texte en deux langues (avec quelles spécificités ?). Hésitation et va-et-vient entre des genres, produisant autant des textes ambitieux, dans une optique naturaliste, par exemple, que des textes relevant du fantastique, du roman policier ou d’aventures. Cela entraîne un « carrousel éditorial » entre des éditeurs réputés et des organes éditoriaux de grande consommation ; avec comme conséquence des changements réguliers de noms, Ray, Flanders, etc. De Kremer a aussi dû apprendre à composer avec les exigences des milieux littéraires belges et français, car il ambitionnait une carrière parisienne. Ces tensions vont modeler sa pratique d’écriture ; selon les publics visés, la langue utilisée, la maison d’édition et le pays, sa façon d’écrire va produire des fantastiques. Si on connaît le fantastique extérieur et spectaculaire, une grande part des textes de Ray jouent plutôt sur un fantastique plus intérieur basé sur l’indétermination.
La méthode appliquée par Huftier consiste à alterner une étude du champ littéraire et de la manière dont Ray s’y positionne, avec des analyses plus poussées de certains textes. Le parcours est chronologique, quatre périodes sont déterminées dans la carrière de Jean Ray. La première période qu’Huftier appelle Les territoires de l’étranger se caractérise par les atermoiements d’un auteur qui explore divers créneaux, qui avec un réel sens de la rouerie construit les fondations d’une carrière qu’il envisage de mener dans le cadre de la littérature dite légitime. Les contes du whisky sont à la fois l’aboutissement de ce processus et la véritable naissance de Jean Ray à l’écriture. Surviennent alors sa condamnation et son emprisonnement pour escroquerie. Il est contraint de reprendre les formes littéraires et les pseudonymes qu’il a délaissés, et disparaît de la scène littéraire officielle. C’est la période des Harry Dickson, mais c’est à ce moment qu’il écrit son premier roman, Jack de minuit.
Les années de guerre voient la parution de La cité de l’indicible peur, texte interpellant, à la fois faux roman policier et faux roman fantastique. Il est représentatif de trois caractéristiques de Jean Ray ; les constantes réécritures et variations que l’écrivain apporte à ses textes dans une volonté d’ajustement permanent à des exigences variées ; la maîtrise par Ray des codes des différents genres qu’il a pratiqués et le jeu parodique qu’il en fait ; les autoréférences, les reprises déplacées des thèmes et problématiques déjà abordés. Ainsi, La cité n’est-il pas un faux Malpertuis ? Arnaud Huftier discute longuement des diverses interprétations dont est susceptible ce roman.
La dernière période, celle de la consécration, est paradoxalement moins productive.
Très documenté, le livre reprend quelques anecdotes étonnantes, dont celle-ci : dans les éditions en néerlandais parues après la mort de l’écrivain, « les tournures typiquement “flamandes” sont notamment évacuées, selon l’usage des “amendements” apportés aux textes belges de langue néerlandaise par les “correcteurs” du pays voisin ».
Entre étude du contexte historique autant que personnel et analyse des textes, Huftier dresse ainsi le portrait d’un homme se construisant patiemment une œuvre, malgré les déboires qu’il a connus, malgré la littérature alimentaire qu’il a été obligé de pratiquer, partagé sans cesse entre des pratiques d’écriture contradictoires, chez qui la faculté de se dédoubler et l’esprit mystificateur sont consubstantiels à sa personnalité.
Le livre se termine par près de 200 pages de bibliographie commentée et largement illustrée, dans toutes les langues, une source d’information de première importance.