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Critiques de livres

Thierry ROZENBLUM
Une cité si ardente… Les Juifs de Liège sous l’occupation (1940-1944)
Bruxelles
Luc Pire
2009
238 p.
29 €

Une collaboration pas si passive
par René Begon
Le Carnet et les Instants N°162

Une image liégeoise classique : deux petits garçons posent pour la photo-souvenir dans un aéroplane en carton-pâte portant l’inscription « Souvenir de la place Saint-Lambert ». C’est la couverture du livre de Thierry Rozenblum, Une cité si ardente… Les Juifs de Liège sous l’occupation (1940-1944). Au dos de la couverture, la légende tombe comme un couperet : « Joseph et Chaia Wygoki qui ne reviendront pas d’Auschwitz ».
On entend souvent dire que la Cité ardente fut un haut lieu de la résistance à l’occupant durant la Deuxième Guerre mondiale, comme le proclamait l’historien Jacques Stiennon en 19481. Fruit d’une dizaine d’années de recherches minutieuses dans les archives de la ville, l’ouvrage de Thierry Rozenblum amène à nuancer quelque peu cette affirmation. Non pas qu’il s’agisse pour l’auteur de nier l’existence, à Liège et dans toute la province, de foyers très actifs de résistance : partisans armés, armée secrète, imprimeurs, comités syndicaux clandestins, facteurs et factrices, métallurgistes grévistes, etc. Ni de négliger le fait que de nombreux Belges ont sauvé nombre d’enfants juifs de la déportation.
Par contre, il démontre qu’à côté de la « collaboration » ouvertement revendiquée par ceux qui pactisaient avec l’occupant, soutenaient sa répression ou pratiquaient la délation envers les résistants, une autre forme de collaboration a existé, moins affichée, bien que d’une certaine façon parfaitement officielle et, malheureusement, tout aussi dommageable.
S’attachant à décrire preuves matérielles à l’appui cette seconde forme de collaboration, Thierry Rozenblum, dont une partie de la famille est morte en déportation, entreprend de répondre à cette douloureuse question : « Pourquoi l’administration liégeoise et son bourgmestre ont-ils scrupuleusement exécuté les ordonnances anti-juives promulguées par l’occupant, si foncièrement contraires à la constitution belge, alors que dans le même temps ils se retranchaient derrière cette même Constitution pour faire obstruction, parfois avec succès, à quantité de mesures ordonnées par les autorités allemandes ? »
L’enquête de Thierry Rozenblum met en évidence, de façon précise et documentée, deux mécanismes dont l’articulation s’est avérée redoutable. D’une part, ce phénomène qui nous paraît aujourd’hui incompréhensible : la passivité, pour ne pas dire l’obéissance apparemment aveugle, dont a fait preuve l’administration belge restée en place après le départ en exil du gouvernement, et singulièrement l’administration communale liégeoise, devant les demandes absolument contraires aux droits démocratiques les plus élémentaires formulées par l’occupant.
Pour expliquer un contexte caractérisé par ce que les rexistes osaient qualifier d’« antisémitisme raisonnable », l’auteur commence par décrire l’atmosphère dans le bassin industriel liégeois à la veille du conflit, vis-à-vis notamment de l’immigration récente de familles juives venue des pays de l’Est de l’Europe. Il rappelle l’influence exercée par les discours antisémites de la presse rexiste, parfois rejoints en mineur par certains journaux catholiques (comme L’Avenir du Luxembourg). Il repère aussi, vers la fin de l’entre-deux-guerres, un nombre considérable d’incidents et de violences antisémites dues principalement à des groupuscules d’extrême droite, mais apparemment tolérées par les autorités dans un climat où les immigrés de l’Est ne sont plus les bienvenus.
L’autre phénomène dénoncé par Thierry Rozenblum est mieux connu : c’est l’effrayant machiavélisme bureaucratique de l’autorité nazie, dont les ordonnances antijuives mettent en place, à travers toute l’Europe, entre fin octobre 1940 et fin septembre 1942, la machine infernale de la solution finale, en faisant réaliser par les administrations communales le Registre des Juifs, qui sera utilisé lors des déportations ultérieures, en obligeant la communauté juive à organiser elle-même les instruments de sa ségrégation (à travers l’Association des Juifs de Belgique), en procédant à l’écartement des Juifs de la fonction publique, en confisquant leurs entreprises et leurs commerces et en se payant même le luxe d’obliger les citoyens juifs à acheter l’étoile jaune qui servira à les désigner comme des parias.

1. Histoire de Liège, sous la direction de Jacques Stiennon, Toulouse, Privat, 1991, p. 7. Cité par Thierry Rozenblum, Une cité si ardente…, p. 11.