pdl

Critiques de livres

Chantal MYTTENAERE
L’ancre de Chine [1988]
Charmey
Les Éditions de l’Hèbe
2010
314 p.
18 €

Vingt ans après
par Jeannine Pâque
Le Carnet et les Instants N°164
 
Outre son témoignage sur le cancer, Ce n’était rien, c’est devenu tout ! paru chez le même éditeur (voir critique p. 86), Chantal Myttenaere accomplit un autre voyage, où il n’est nullement question du crabe. C’est au pays de sa jeunesse qu’elle nous emmène cette fois, en revisitant son tout premier roman, L’ancre de Chine, qui obtint en 1988 le prix RTL-TVi. Grâce aux Éditions de l’Hèbe, ce roman qui était épuisé depuis longtemps revoit le jour sous une nouvelle couverture qui lui va bien et dans une version revue et corrigée par l’auteur. Il méritait d’échapper à l’oubli, ce roman original, biographique et autobiographique à la fois. La narratrice, « la petite » entre¬prend de raconter la vie de sa grand-mère, une « grande dame » âgée, malade, proche de la fin, mais qui brûle encore de ses passions d’autrefois et du désir de restituer le passé, le raconter et transmettre ainsi le relais à cette « petite » qui lui ressemble tant. Tout a commencé d’ailleurs par cette ressemblance, pressentie à distance, et qui ne pouvait que générer une grande complicité, ce qui se vérifierait enfin lors de la rencontre dans ce home canadien où la vieille dame est cloîtrée. La petite va écouter des heures, des jours durant le récit d’une vie hors du commun que l’intéressée n’a pas écrit elle-même mais dont elle lui fait cadeau. La petite prend note de tout, se coule dans cette vie fanée et fera un roman de ces mots reçus, de ces mots volés. Un écrit de couleur rouge, dit-elle, du rouge sang des blessures que la mise au clair ravive et amplifie. Ces deux femmes – la petite a maintenant trente ans – ont en commun une déchirure, la perte d’un frère adoré, vécue comme une amputation.
En reproduisant les confidences de l’ancienne, la narratrice alterne les modalités narratives, tantôt reprenant les paroles dites, tantôt les mettant à distance quand elle raconte « l’histoire de Marie » à la troisième personne. Elle utilise ainsi différentes pratiques, du témoignage à l’invention pure et simple, encouragée d’ailleurs par celle qui parle. D’une part, elle adopte une démarche historique et sociologique, puisqu’elle expose une trajectoire exemplaire, le périple d’une jeune fille née dans le pays noir, qui a grandi dans les corons des environs de Charleroi mais qui a connu l’exil et mené ensuite une vie passionnante de voyages et séjours divers, en Chine, en Afrique et finalement au Canada. D’autre part, c’est aussi un message d’amour que la petite entend tracer de son écriture. Elle racontera la réalité mais surtout le rêve : « Je ferai un roman de ta vie ». Enfin, longtemps après la rencontre décisive, seule devant ses feuillets, hésitante et puis résolue, la petite se découvre écrivain.