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Critiques de livres

Jean Claude BOLOGNE
Pudeurs féminines. Voilées, dévoilées, révélées
Paris
Seuil
coll. L’Univers historique
2010
416 p.
22 €

Ôtez ce voile que je ne saurais voir…
par Isabelle Roche
Le Carnet et les Instants N°164

En 1669, sous la plume de Molière, Tartuffe exigeait de Dorine qu’elle couvrît le décolleté de sa robe afin de lui épargner la vue d’une gorge tentatrice. Aujourd’hui l’on s’émeut moins des nudités érotisées étalées à la vue de tous par les couvertures de magazines pornographiques que de voir déambuler dans les rues des femmes dont l’habit dissimule intégralement le corps à l’exception des yeux. Mais dans les piscines publiques, l’on proscrit aussi bien le monokini que le port du burkini, ce vêtement de bain couvrant que portent les femmes musulmanes – prescriptions apparemment contradictoires mais toutes énoncées au nom de la bienséance. Et renvoyant, comme l’injonction de Tartuffe, à ce que l’on nomme la pudeur.
La pudeur dont Jean Claude Bologne avait retracé une Histoire en 1986, qu’il estime indispensable de reprendre quelque vingt ans plus tard, car en deux décennies des bouleversements radicaux sont venus modifier en profondeur les conceptions de la pudeur et les discours qui en traitent – ainsi beaucoup de femmes désormais écrivent-elles sur ce sujet qui, jusqu’alors, était presque exclusivement abordé par des hommes. À l’évidence une nouvelle étude s’imposait qui prolonge la précédente sans en remettre en cause les fondements – « Les concepts que j’avais proposés […] me semblent toujours pertinents » écrit-il en introduction – et qui prenne en compte les émergences récentes. Un aspect est creusé là qui ne l’avait pas été – la sexuation de la pudeur et son caractère spécifiquement féminin – ; une autre histoire s’esquisse : celle du « voile immatériel » qui, dans les « conceptions classiques », est la métaphore de la pudeur féminine.
De l’Antiquité à nos jours, et se limitant à son « terrain habituel » qui est l’Occident chrétien, Jean Claude Bologne part donc en quête d’une figure littéraire, à la recherche de ses premières apparitions et de ses évolutions – des mutations derrière lesquelles sont à lire celles de la pudeur féminine, dont il faut d’abord déterminer si elle est un sentiment ou un comportement. À la suite de quoi il conviendra de se demander qui est le tisserand de cette étoffe immatérielle – le regard d’autrui ou l’intériorité de la femme ?
Structuré en cinq chapitres couvrant chacun une période précise et divisés en sous-chapitres, l’ouvrage est solidement charpenté. L’introduction est un modèle de clarté ; un « Avertissement » détaille les principes de traduction en français des termes grecs et latins ; une « fable pour fixer les concepts » s’attache à distinguer le « sentiment de pudeur » du « comportement de pudeur » : toutes les précautions sont prises pour éviter les confusions. Pourtant, malgré une écriture directe, allègre et à l’occasion émaillée d’humour, le livre est difficile. Jean Claude Bologne appuie en effet sa réflexion sur des textes philosophiques ou théologiques souvent abstrus pour qui n’a pas suffisamment de culture en la matière et, dès lors, une bonne part de l’argumentation se dérobe à la compréhension. De plus, définir et situer la pudeur comme sentiment ou comportement dépend de nombreux facteurs qui, de surcroît, la colorent de honte ou de respect selon les cas – le regard d’autrui (qui regarde, comment regarde-t-on, qui regarde-t-on…), le corps est-il nu ou vêtu, dans quelles circonstances la nudité s’observe-t-elle (examen médical, pose artistique, toilette, intimité sexuelle)… Et chacun de ces facteurs prend de multiples nuances qui bien sûr varient d’une époque à l’autre. Sans le talent de Jean Claude Bologne pour constamment revenir sur « le sujet qui [l’]occupe » on perdrait celui-ci de vue – et toute idée à peu près claire de ce que peut être la pudeur avec.
L’ouvrage est difficile aussi pour des raisons qui ne touchent plus à l’entendement : le corps, le désir, la sexualité sont des thèmes qui trouvent toujours en nous de secrètes obscurités où se heurter qui, à notre insu, empêchent de comprendre ce qui se dit à leur propos…
En montrant combien les conceptions de la pudeur ont évolué au fil des siècles, en décortiquant les mécanismes de ces évolutions qu’il interprète à la lumière des outils mentaux actuels, Jean Claude Bologne expose le passé et éclaire le présent. Il suscite la réflexion, réajuste les idées, bouscule les préjugés. Mais ne prend aucun parti sinon celui de la tolérance – ainsi souhaite-t-il en conclusion que l’on parvienne enfin à ne plus concevoir la pudeur comme seulement féminine et à en finir avec « cette sexuation qui a si souvent contribué à une mutilation de la personnalité des femmes ». Il escompte une « révélation », qui dépasserait le « voilement » et le « dévoilement ». Son livre pourrait bien être un instrument majeur de cette « révélation » qu’avec lui on espère.