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Critiques de livres

Colette CAMBIER
Un rien de fil à retordre
Bruxelles
Le Castor Astral
coll. Escales des lettres
2010
266 p.
20 €

Un ange gardien parmi les hommes
par Francine Ghysen
Le Carnet et les Instants N°165

« Je ne suis plus l’être spirituel qui a été envoyé à Renaix pour faire ses classes mais je ne me sens pas non plus incarné comme mes camarades de guerre. Ni chair ni poisson. Un métis. Un entre-deux. Un n’importe quoi. »
Qui parle ainsi ? Zémyr, le narrateur du nouveau roman de Colette Cambier, Un rien de fil à retordre. Qui est Zémyr ? Un ange gardien, qui traverse les âges et les murailles, s’enlève d’un coup d’ailes d’une époque dans une autre, d’un lieu à un autre, pour veiller sur ceux qu’il a charge d’accompagner.
L’été 1914, il est dépêché de là-haut avec la consigne de ne pas quitter Paul et Joseph, deux gars de Renaix, une petite ville qui ne lui est pas étrangère : il y fut envoyé pour sa toute première mission, avant le grand incendie de 1559. Puis lors de l’épidémie de peste en 1636… Aujourd’hui, la guerre rôde, et le voici sur les talons des deux amis exaltés, frémissant du désir impatient de s’engager pour défendre leur coin de terre. La fleur au fusil, l’héroïsme au cœur. Au grand dam de Zémyr, peu friand d’actes de bravoure, de dangers enivrants, et dont la tâche s’annonce compliquée…
Du fort de Merksem au front de l’Yser, notre drôle d’ange gardien, à la fidélité bougonne, suit tant bien que mal ses deux protégés, les perd plus d’une fois, mais les retrouve toujours. Partage avec eux « l’étau de feu ». Son tumulte assourdissant : « Ça siffle, ça hulule, ça hoquette, ça éclate, ça crève et ça resiffle qu’on en a les oreilles en purée et les yeux qui piquent. Rouge et brouillard. »
Mais il s’envole parfois jusqu’à Renaix, où Joseph a laissé sa jeune épouse, ses petites filles. Et Paul, l’usine de son père, qui a travaillé avec acharnement, aux côtés de sa femme, l’intransigeante Aimée (« De l’allure, du jugement et de l’énergie à revendre »), avant de devenir un des barons du textile. Et c’est le roman d’une famille qui se déroule sous nos yeux, ses traditions, ses dissensions, ses fortunes éclatantes et ses drames, centré sur l’usine, qui en est le berceau, l’univers, la raison d’être.
Ainsi voyageons-nous, dans le sillage de Zémyr, d’une prenante chronique renaisienne à des tableaux saisissants de la guerre des tranchées. « Devant nous, c’est tout feu, tout cendre. Tranchées et hommes sont projetés dans les airs et retombent en morceaux, en mottes, en paquets, en boule. Des fragments de soufre brûlants roulent à nos pieds.[…] Les hommes fuient. Sautent. À ma droite, Collard en train de courir. Plus de Collard. Volatilisé. Même plus de restes.
Quelques noms auxquels je me raccroche. D’autres que je ne connais pas tombent comme des ombres. On les relève. Ils tombent encore. On meurt ensemble sans pouvoir se nommer. Un grand pétrin anonyme. »
Plongés dans cet enfer, Joseph et Paul gardent un moral d’acier. « L’un se démène comme un beau diable pour nous ravitailler. Il nourrit, fournit, dépanne, secourt, assiste, cherche et trouve. L’autre houspille ses hommes et les dorlote, les mène à la poigne et les couve aussi férocement qu’une poule ses poussins. »
Tandis qu’en Zémyr se nouent des interrogations, monte le doute, vont poindre la colère et le désarroi. « Qu’est-ce que la guerre a fait de nous ? Mais aussi, qu’aurions-nous su de nous sans elle ? Je ne me distingue pas de la mêlée. Je ne serai plus jamais comme avant et ceux qui m’envoient n’avaient peut-être pas prévu ça. »
« Sortir de ma peau de pauvre petit gardien d’homme, impuissant à empêcher quoi que ce soit. J’envie mes compagnons. N’être que ce petit tas de poussière, traversé par une étincelle de conscience, mais exister vraiment. »
« J’étais intouchable, je ne le suis plus. […] Je ne sais même pas si je le regrette. »
On l’aura compris, le deuxième roman de Colette Cambier (découverte en 2007 avec un premier livre déjà très dense : Le jeudi à Ostende) est profondément singulier. À l’image de son personnage central, improbable et pourtant intensément présent, attachant, émouvant.
Aussi sensible que documenté, mêlant fiction et précision historique, jouant sur plusieurs registres dans une construction recherchée, très personnelle, il déroute avant de captiver. Pour un peu, on cèderait à l’envie de dire que l’auteur nous donne du fil à retordre…! Mais ce fil, nous ne le lâchons pas. Et nous en gardons l’empreinte.