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Critiques de livres

Nicole MALINCONI
Si ce n’est plus un homme
La Tour d’Aigues
Editions de l’Aube
coll. Regards croisés
2010
172 p.
16 €

Gueules cassées
par Michel Torrekens
Le Carnet et les Instants N°165
 
Au fond, depuis ses débuts en écriture, avec Hôpital silence, un titre qui vaut figure de programme, Nicole Malinconi n’a eu de cesse ne donner la parole à ceux qui en étaient spoliés, à mettre des mots sur des lieux de silence. Dans ce dernier livre, Si ce n’est plus un homme, plus encore que dans les autres. Le titre, en référence à Primo Lévi, ne pouvait être mieux choisi. Nicole Malinconi s’ingénie à débusquer tous ces mécanismes insidieux qui déshumanisent les uns et les autres, qui les défigurent littéralement. Mais, à la différence des gueules cassées, ces mutilés de la Première Guerre mondiale blessés au visage dont les stigmates étaient bien visibles, la société prédatrice a développé des stratégies perverses pour dissimuler les humains qu’elle broie. Comme l’auteur l’explique en préambule, « Défaire la figure de l’humain est à la portée de l’humain. Ce serait même un penchant, dirait-on. Cela persiste. Il s’agit maintenant d’une autre sorte de guerre à l’échelle du monde, cette fois non déclarée comme guerre, ne reconnaissant donc pas de victimes, n’en voyant pas. Plutôt que d’une guerre, il ne s’agirait finalement plus que d’un système lui-même, de son ordre ; (…) Comme si la défiguration pouvait bien atteindre aussi les mots des hommes, et menacer leur pensée. » Nicole Malinconi se livre ensuite à un véritable tour du monde d’événements déshumanisants vécus en direct, lus dans la presse, observés à la télévision, remarquable phare de ces mécanismes quand on veut bien garder les yeux ouverts, mais perfidement avilissante quand elle cible les bébés, comme le rappelle l’auteur. Elle nous convie de la sorte à découvrir une impressionnante galerie de précaires, de parias, de rejetés de la société. Des scènes proches ou lointaines qu’elle fait se télescoper, par exemple en plaçant côte à côte les salariées de chez Carrefour-Belgium et les ouvriers chinois de l’usine Foxconn. Des déracinés qu’elle individualise en donnant la parole à Christian, obligé de procéder à l’extinction du haut fourneau HF6 de Seraing, en décrivant ces creuseurs de terre pour y puiser eau ou minerais au risque de leur vie. Les enfants ne sont pas épargnés par ces machines broyeuses de vies, comme ceux qui courent les rues et les égouts de Bucarest. Et cela commence dès la maternité avec les Mother Bank, les donatrices d’ovocytes monétarisés. Il y a aussi ces déracinés par la misère ou les guerres, à la recherche d’une terre d’asile qui est aussi un droit, mais qui se heurtent à des citadelles, que ce soient ces migrants de la Méditerranée ou ces Polonais disparus dans le triangle italien de la tomate, victimes de mafias criminelles. Nicole Malinconi se transforme même en sémiologue de nos temps modernes troublés lorsqu’elle s’interroge sur l’éthique de l’exposition à notre regard des corps « plastinés » par le docteur Gunther von Hagens ou sur le choc d’une photo qui montre la juxtaposition d’un bidonville avec de luxueuses villas à Sao Paulo. Car notre voyeurisme n’a pas de limites. Servi par l’écriture ciselée de Nicole Malinconi, ces scènes de notre siècle, le XXIe siècle, sont autant de cris que l’auteur n’a pu contenir face à nos indécentes indifférences. L’impuissance n’est plus une excuse.