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Critiques de livres

Lydia FLEM
La reine Alice
Paris
Seuil
coll. La Librairie du XXIe siècle
2011
322 p.
19,50 €

La part d’indestructible 
par Francine Ghysen
Le Carnet et les Instants N°166

Ce jour-là, pour Alice, la vie a basculé. L’avenir s’est fermé. En un instant, elle est passée de l’autre côté du miroir. « De l’autre côté de soi. »
Se révolter contre le cancer ? Sombrer au creux du désespoir ? Ou accepter, faire face, tenter de tracer un chemin, de chercher de nouveaux repères dans un monde inconnu ?
Dans son dixième livre, La reine Alice, dédié à Lewis Carroll, Lydia Flem entrecroise les fils et les couleurs pour composer une trame toute personnelle. Elle varie les registres, change d’humeur et de ton. Entremêle les grâces légères de la fantaisie et les affres de la maladie. L’imagination dansante, chatoyante, et la douloureuse lucidité. La magie et l’âpre réalité.
L’alternance tient parfois du grand écart. On se sent étourdi devant un cortège d’apparitions fantasmagoriques (la Licorne, le Troll au sourire inaltérable, le réconfortant Ver à Soie et son double Cherubino Balbozar, la Fée Praline, la cruelle Reine Rouge…), une profusion d’aventures cocasses, de dialogues saugrenus. Dérouté par la verve joueuse, la malice inventive qui ornent ce voyage au Pays du Miroir, pays du corps souffrant, du cœur aux abois, du temps suspendu.
Mais Alice nous retient, si proche dans la violence de ses détresses (« Ce n’était pas du chagrin, mais un fracas de tout son être. ») ; l’acuité de ses interrogations (« Ma mémoire fonctionnerait-elle à l’envers ? demanda Alice. Non pas en arrière, mais en avant ? Puis-je me souvenir de ce que je n’ai pas encore vécu ? ») ; la spontanéité de ses désarrois (« Je n’aurais jamais cru que c’était si terrible de perdre ses cils et ses sourcils. C’est comme si je n’avais plus de visage, comprenez-vous cela ? »). Épuisée mais vaillante, des séances éprouvantes de chimiothérapie à celles de radiothérapie. Dévastée par la souffrance, mais puisant dans les accalmies, qui rendent ses larmes presque douces, la force de se remettre debout.
On avance avec elle, on tombe, on se relève. On partage ses découvertes : « Le monde est beau, non pas malgré ses peines, mais avec elles. Il ne pourrait y avoir de joie s’il n’y avait de douleur, de tendresse s’il n’y avait de solitude. C’est ainsi. Et c’est bien ainsi. » « Alice apprit à aimer les petites choses du quotidien, les objets humbles, utiles ou inutiles, auxquels elle n’avait jamais prêté beaucoup d’attention et qui pouvaient peut-être dire le temps de l’exil de l’autre côté du miroir. » Et cette révélation qui résonne comme une promesse, ouvre d’autres horizons : « Puiser dans le dénuement, l’impuissance, la souffrance et la peur, une nouvelle liberté. » « Le temps de la maladie n’était pas un temps perdu, seulement une mise entre parenthèses, loin du monde, proche de soi. »
Alors, la traversée du miroir, des tempêtes du corps et de l’âme, ne serait pas seulement la catastrophe qui avait foudroyé Alice, mais laissait poindre une aube, une vérité secrète, peut-être une chance : « sans plus chercher à se défendre, à se protéger, à se cacher, à vouloir éviter à tout prix ses peurs, oser faire connaissance avec soi. » Avec « sa part d’indestructible », que plus rien ni personne ne pourrait nous voler.