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Critiques de livres

Christian HUBIN
Greffes
Paris
José Corti
2010
112 p.
14 €

Christian Hubin ou le poème cinétique 
par Eric Brogniet
Le Carnet et les Instants N°166

Voici la partie la plus cinétique d’une des œuvres poétiques contemporaines les plus étonnantes et exigeantes qui soient : avec Greffes, Christian Hubin livre son grand « Disjecta Membra », qui résulte d’une période d’écriture d’expérience des limites et de l’existant. Treizième livre publié à l’enseigne des éditions Corti, ce poème architecturé de forme « sonate » repose sur trois mouvements progressifs dont le caractère sostinato se conclut comme par un appel à la résonance : « L’insonore que par prélèvements. Qui n’incise pas, ne coupe pas. // Qui entend quand on s’arrête ». Un ensemble de figures phonétiques dont la trame musicale crée une sorte de glossolalie, un chant par éclats, révèle les intervalles, l’espace même d’où l’expérience est possible, les conditions du silence d’où naît le son, s’approchant au plus près du noyau. Une lecture douloureuse mais positive de la condition humaine au sein même de la conscience de mourir.
Relisant les livres précédents de Hubin, chacun étant une phase d’un ensemble construit dans un retrait quasi monacal, je suis frappé par les titres : de Personne (1986) à Dont bouge (2006) en passant par Ce qui est (1995), Tombées (2000), Venant (2002) ou Laps (2004) entre autres, Hubin dresse la carte topographique d’une Forêt en fragments (un livre majeur de 1987) mais aussi d’un tracé cinétique, comme le révèle le titre Continuum (1991). On ne peut qu’admirer ce refus de tout lyrisme et de toute figuration aussi bien que l’extrême beauté musicale surgissant de cet amas de syncopes et de rapts. Mais encore, dans l’héritage des visées rimbaldiennes et d’une saisie phénoménologique, l’apport singulier de Hubin en matière d’incandescence verbale…
Dans le signifiant comme le signifié, il travaille le paradoxe et l’oxymore ; creusant, raclant, incisant la masse pour mieux en révéler la source. Proches d’un zen occidental, sa vision, sa formulation du monde et de l’expérience révèlent les articulations, les connexions entre l’individu et le cosmique, le déchet et le vivant dans un mouvement qui les dépasse et les englobe. D’où ce couple permanent, ces figures se répondant, se fracassant l’une en l’autre ou se retournant dos à dos, s’épousant dans le rejet comme dans l’union. Une vision manichéenne ne permettrait pas de saisir au vif ce qui est ici une incroyable adaptation au mouvement, à la métamorphose, à la transgression, au dépassement des contraires et des oppositions. Hubin, par son art de voir et de nommer l’expérience de sa vision, déploie une poétique intransigeante, qui ne raconte rien mais qui tente de tout dire. Son registre syntaxique troue le discours, comme si seuls en surnageaient des blocs, des éclats, des intuitions. Pourtant, un phénomène antinomique s’élabore dans cette langue en mouvement, sorte d’accélérateur qui, fracassant le noyau de l’élémentaire, libère d’autres particules infra, leur énergie en expansion… Ce phénomène est musical d’une part : cassant la syntaxe, le poète libère l’énergie des vocables qui, par contamination, se greffent, métabolisant leurs éléments pour une plus-value de sens. Par ailleurs, les registres métonymiques abondent et se répercutent à partir de quelques figures : le souple, le liquide, le mouvant, le pur, le rapide, d’une part ; auxquels répondent celles du fixé, du mélange, de l’informe, d’autre part. Le vocabulaire est fortement déterminé par les registres médical et biologique : plus que par le passé, où les éléments naturels formaient le principal réservoir linguistique du poème, c’est d’une descente au sein même du corps souffrant qu’il s’agit et des rapports d’une conscience avec sa propre finitude. De ce combat, dans l’intériorité elle-même, sourdent une lucidité et – une espérance ? C’est ce qui, avec la beauté époustouflante de la langue, fait le mérite et la hantise de ce livre exemplaire : l’humilité et l’irréductible sans trahir : « Dont ce. Dont la vitesse, les synchrones – ou une autre sous elles, exclue d’elles. Dont scandant au-devant – rétractée. // Greffes de ce qu’on n’entend pas. // Dont on est la répercussion ».