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Critiques de livres

Michel GRODENT
La Grèce existe-t-elle ?
Paris
La Différence/Littérature
2010
190 p.
12 €

De la Grèce comme représentation 
par Ghislain Cotton
Le Carnet et les Instants N°166

Il y a une dizaine d’années, Michel Grodent publiait La Grèce n’existe pas. Titre volontairement provocateur qui se mue aujourd’hui en interrogation avec l’ajout d’un septième texte aux six dialogues d’origine. En avertissement à La Grèce existe-t-elle ?, conscient que cet essai augmenté « en agacera certains », l’auteur cumule déjà question et réponse en demandant « pourquoi se priver du plaisir d’agacer à l’heure où tant de rigidités, tant de crispations et tant de refus des autres risquent de s’offrir aux imbéciles comme uniques réponses à la crise que nous traversons ? » Pour servir la problématique de son propos et le regard qu’après quarante ans de fréquentation passionnée, il porte sur la Grèce, mais surtout sur ceux qui portent leur regard sur la Grèce, Grodent a donc opté, de son propre aveu, pour la méthode du dialogue selon Gide. Dialogue entre Lui et Moi qui ne relève pas vraiment de l’accouchement socratique dans la mesure où il rend compte du débat dont l’arène est l’auteur lui-même, « pris à son propre piège ». Une façon aussi de suivre Valery qui, dans ses notes, enjoignait à quiconque de « traiter ses idées à coups de pied au cul ». La Grèce donc… Mais s’il s’agit bien d’elle dans toute sa réalité au travers d’un texte à la fois familier, sainement accessible et d’une érudition époustouflante, il s’avère que le propos de Grodent s’élargit aussi – et surtout dans le dialogue complémentaire – à une vision de notre monde en crise et aux défaillances et perversions de systèmes de pensée qui n’épargnent personne. Selon Moi (le représentant de l’auteur, face à Lui, le touriste virtuel revenu de Grèce et farci de clichés) : « partout, mais surtout en Grèce », le voyageur « promène sa supériorité d’homo occidentalis, imbu d’une formation et d’un langage totalement déconnectés et totalement dépassés. Il fait profession – que dis-je? Il se fait une vertu – d’ignorer superbement ce qui se passe autour de lui quand il pose le pied sur la terre des dieux. Il porte en lui une Grèce imaginaire, une Grèce qui n’a jamais existé et c’est à son aune qu’il juge les Grecs d’aujourd’hui, quand il les juge ». Ou ceci encore à propos de ces voyageurs occidentaux « qui, finalement, ne voient rien d’autre qu’eux-mêmes, pantins manipulés par les discours de convention qui leur ont été inculqués ». Mais s’il pointe du doigt les errements faussement humanistes et sclérosés d’un certain philhellénisme à l’occidentale, Grodent souligne aussi qu’en Grèce-même, « il ne manque pas de gens pour estimer qu’ils sont, de par leur naissance sur la terre des dieux, les détenteurs de tous les secrets du Commencement ». Non sans railler par ailleurs « l’incurable nostalgie » et le dépit si fréquent du voyageur « voire son dégoût » face aux Grecs d’aujourd’hui pour n’avoir « pas rencontré à Athènes les Hellènes de son fantasme ». L’œuvre de salubrité se poursuit plus largement encore au fil du dialogue interne pour conspuer l’idée qu’il existe de tout temps une « grécitude », une « belgitude », une « balkanitude » ou que sais-je ?, une « américanitude ». Il y a des traditions culturelles, oui, mais sujettes à d’infinies variations, chaque génération revisitant et réinventant le passé ». Grodent s’en prend à ce propos aux artifices qui pervertissent l’Histoire, comme les soi-disant « périodes de transitions » et autres « découpages scolaires » qui nous bourrent le crâne d’idées simplistes. A ce propos, retour à l’avertissement de départ et à la philosophie de l’ouvrage : « Il n’y a pas d’identité fixe, mais une trame linguistique qui se déroule à travers les époques et subit toutes sortes de métamorphoses plus ou moins marquantes, des identités successives qui se renégocient sans cesse sous la pression du présent et à partir de nouvelles lectures du passé ». Plus loin, évoquant la figure emblématique du poète communiste Yannis Ritsos : « Plus que jamais, nous avons besoin de sa voix pour traverser les nouvelles épreuves que nous réservent, en période de crise, nos sociétés dites compétitives » En ligne de mire, en Grèce comme ailleurs, une économie pervertie : « nous sommes de plus en plus victimes, victimes consentantes le plus souvent, de l’hégémonie qui lui est désormais accordée par des politiciens (au sens courant, donc péjoratif), trop ardents au nom de leur profit personnel à se laisser déposséder de leur droit à exercer un contrôle. » Cela dit, l’intérêt de cet essai en forme de conversation n’est pas d’énoncer des idées générales – voire banales – comme un simple article pourrait le suggérer. Il réside avant tout dans une dialectique extrêmement argumentée et appuyée sur une connaissance très pointue du monde grec en particulier, de la linguistique (révélateur d’autant plus puissant qu’il peut paraître à première vue peu signifiant), de l’Histoire des idées et de l’Histoire en général, comme en témoignent de nombreuses références largement explicitées. Sous ses airs roués de causette, une vraie fête de l’intelligence. Mais si la Grèce est au violon, c’est pour faire danser tout un monde de préjugés, de fausses certitudes, de pseudo-valeurs et de tout ce qui, en temps de crise, ici ou ailleurs, risque, en effet « de s’offrir aux imbéciles comme uniques réponses ».