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Critiques de livres


Amélie NOTHOMB
Acide sulfurique
Albin Michel
2005
192 p.

Vive les téléromans !

Pas de surprise cette année encore : Amélie Nothomb est au rendez-vous de la rentrée littéraire com­me à chaque automne avec un nouveau roman, depuis 1992, pas de faille, pas d'abstinence. Acide sulfurique constitue la quatorzième pièce du puzzle inventé par la dame aux chapeaux hauts qui aime les fruits blets et un certain mys­tère. On y retrouve les personnages un peu décalés aux patronymes étranges, les têtes à têtes masqués, les dialogues simplissimes et pourtant dérangeants. Il n'y a pas à dire : l'écrivaine a du métier et la plume bien trempée. Acide sulfurique, c'est de la téléréalité. Poussée au bout du concept. Hors de ses gonds. Dans une société du spectacle où il faut que les gens aillent au bout de la bêtise ou de la cruauté en direct devant les caméras pour faire grimper l'au­dience, où l'on raconte que des malades mettent en scène de vrais meurtres pour susciter l'intérêt des internautes, il ne fallait pas pousser le bouchon beaucoup plus loin pour arriver à Acide sulfurique. Vous prenez les émissions télé de la dernière saison : commémoration de la libération des camps nazis, prises d'ota­ges, perversions diverses, « L'Ile de la Tentation », « La Ferme » (notez bien les majuscules) et autres polars. Vous agitez vigoureusement. Vous écrémez et ne gardez que la lie. Voici une pro­duction toute fraîche, originale. Amélie Nothomb a osé, la première, ce que, à ma connaissance, aucun producteur de « reality-shows » n'a encore tenté : imagi­ner « Concentration » ou Dachau à l'heure de la téléréalité. C'est terrible, parce que le dispositif marche. On y croit. On se dit que l'existence de la Kapo Zdena est parfaitement possible. On sait même, grâce aux dé­cennies de journaux télévisés que nous avons ingurgités, qu'elle ou ses clones existent quelque part. Que la bêtise hu­maine est telle que « Concentration » est à peine une invention littéraire. On se souvient de ces expériences terrifiantes de psychologues américains sur la sou­mission à l'autorité. On sait les négationnistes péremptoires. On connaît les peuples décimés qui à leur tour déci­ment d'autres peuples et ne semblent tirer aucune leçon de l'Histoire. A l'autre extrémité de la chaîne, il y a les individus de plus en plus narcissiques, de plus en plus exhibitionnistes qui se racontent, s'étalent, lavent leur linge sale devant les caméras. Le meilleur des mondes, c'est à la télé, aujourd'hui, en 2005. Parallèlement, on a besoin de croire en l'existence de la belle Pannonique, on a besoin d'un héros positif, de quelqu'un qui partage son chocolat même avec ceux qui la trahissent, de quelqu'un qui est au-dessus de la mêlée. On a besoin de Dieu, peut-être, ou de sa déléguée.

On remet bout à bout les informations. Un œil sur les magazines de la rentrée : les directeurs de chaîne proclament l'importance vitale de l'interactivité. Les nouvelles émissions se présentent en criant haut et fort : « Vous avez la pa­role... »

« Concentration » est juste un peu au-delà de la téléréalité d'aujourd'hui. Amélie Nothomb peut jubiler : il n'a pas fallu grand-chose pour faire basculer le réel dans la fiction. Et nous, avec tous ces indices si près du réel, nous sommes piégés. Qui peut dire aujourd'hui qu'il n'a jamais regardé l'une de ces produc­tions de la télé poubelle, fût-ce au hasard du zapping ou au détour d'une bande de lancement ? Dans ce grand jeu ultime, seriez-vous prisonnier, Ka­po, Gentil Organisateur ou Spectateur et coupable ? Les médias, c'est certain, jouent leur jeu cynique habituel. Per­sonne n'est innocent, dans le dernier livre d'Amélie Nothomb. Personne. Et certainement pas l'écrivaine qui a le don de vous impliquer dans cette per­verse extrapolation.

Nicole Widart