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Critiques de livres

André-Marcel Adamek

Marco ou le cri du cygne
par Isabelle Roche
Le Carnet et les Instants n° 151

En regard d'une terre aride, craquelée de sécheresse, le ventre rond d'une femme. Aux épis de maïs ratatinés qu'elle effrite entre ses doigts répondent ses entrailles gorgées d'une vie en train de pousser. Ce face-à-face est celui du mythe, de ces légendes venues de si loin qu'elles embrassent les origines de l'Homme. Un embryon humain, une mère, des grains, une terre : tel est l'écrin donné à une naissance miraculeuse. Car il y a bien miracle : l'enfant, Marco, naîtra trois jours avant Noël malgré deux tentatives d'avortement par sa mère aidée d'une guérisseuse; il aura les yeux vairons et grandira, étrange aux regards de tous — muet, il semble comprendre les animaux et avoir sur eux une influence irrésistible, douce et aimante. La parole lui viendra d'un cygne féroce qu'il aura réussi à amadouer, un cygne qu'aucun des moines chargés de son éducation n'avait pu apprivoiser. D'aventures en aventures, le jeune miraculé finit au domaine de La Rondaine, dans le giron d'un gourou de pacotille cherchant à instaurer le culte de la Licorne et prônant l'amour universel entre hommes et animaux.

Parti d'une terre meurtrie et d'un couple de paysans misérables assisté par une vieille rebouteuse un peu sorcière qui prétend fabriquer des anges à coups de bouillons bizarres et de prescriptions qui ne le sont pas moins, le récit s'inscrit à son début dans un espace fabuleux : la contrée demeure innommée et l'époque non précisée — tout au plus reconnaît-on une ruralité d'autrefois exempte de machines, où l'on vivait réglé entre l'église et les superstitions.

L'on croit que s'amorce une de ces fables messianiques narrant l'avènement d'un héros dont la vie baigne dans un univers de signes et de symboles, où même de frustes paysans usent d'un langage poético-épique — le père de Marco dira ainsi à son fils nouveau-né : «N'oublie jamais que ta mère a voulu fondre tes jours au néant. Conserve en toi l'esprit de vengeance. Ne t'abreuve pas trop longtemps de son lait, repousse sa tendresse. [...]»

Mais peu à peu, en même temps que se multiplient les indices subreptices permettant d'identifier l'Italie et la période contemporaine, la tonalité change et mêle plusieurs nuances différentes, voire contradictoires : l'austérité grandiose des premières pages cède le pas à un certain humour évoluant jusqu'au comique de farce, la triste odyssée des deux soeurs aînées de Marco précipite le récit dans un réalisme social sordide pimenté d'un zeste d'intrigue policière, et l'érotisme le plus cru est aussi de la partie.

Le ton du texte s'infléchit ainsi jusqu'à atteindre cette acmé de la farce licencieuse où l'on voit un honnête chapelain — certes passablement tourmenté par la tentation charnelle — érigé (!) en étalon priapique à coups d'huîtres et autres perlimpinpins aphrodisiaques en vue d'une cérémonie pour le moins païenne... Mais, alors même que l'histoire semble devoir s'achever à La Rondaine, lieu d'une douce fantaisie bucolique où l'on tâche de gagner l'amitié d'un cochon nain et d'une chatte rétive, voilà que, nuitamment, s'amorce le retour brutal au réalisme noir avec un double meurtre sanglant qui a pour conséquence un assaut de La Rondaine tel qu'on en pourrait voir au journal télévisé annonçant la victoire armée de la police sur une secte groupusculaire retranchée en son fort.

Improbable côtoiement des genres? Nullement : on suit le tracé de cette courbe tonale avec beaucoup de plaisir. À aucun moment le mélange ne heurte; la cohérence du récit est si bien ajustée que la farce fraie sans hiatus avec la tragédie, l'intrigue policière et la fantaisie fabuleuse. On tremble, on frémit, on rit aussi beaucoup et par moments l'on sent se renouer les liens rompus avec ces résidus d'enfance tapis au fond de soi — îlots préservés de verts paradis perdus où l'on fraternise avec tous les animaux, où l'on s'imagine connaître le langage des oiseaux et des chats — voire celui des poissons rouges. Le sang du gourou est un véritable kaléidoscope littéraire, riche et bigarré, dont la lecture ne cesse de surprendre — jusqu'au dénouement qui, lui, étonne en ce qu'il déçoit et donne l'impression d'avoir été posé là à toute vitesse...