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Critiques de livres


Henri MICHAUX
A distance
Mercure de France
1997
144 p.

« Un regard sans égards »

D’où, quand surgit soudain l'irré­futable assurance qu'on est en train de lire un poète ? De ce que, soucieux de l'étymologie de son titre — « poète » —, celui-ci édifie un monde que nous reconnaissons à la fois comme autre et nôtre. Tel Henri Michaux. A l'op­posé, on voit bien où certain(s) suiveur(s) est (sont) allé(s), sans guère de scrupules, chercher sa (leur) maigrichonne inspira­tion : « à l'aise il la troulache, / la ziliche, la bourbouse et l'arronvesse, / (lui gridote sa trilite, la dilèche) » — poème de 1935 ! S'agissant d'un recueil de textes pour la plu­part inédits, joints à d'autres, anthumes ou posthumes qui, de 1922 à 1994, ont paru en revue mais n'avaient jamais été recueillis en volume, le lecteur n'a pas à se soucier d'une quelconque chronologie de lecture. Faisant comme s'il ne savait rien de ce que, par ailleurs, Henri Michaux a écrit, il re­connaît, au cours de sa lecture naïve, les si­gnaux dispersés le long d'une vie, «inaltérés, durs, calmes, / solaires... » Ici, comme un dessin, (on lira par ailleurs la belle « lecture », qui nomme le lait, le ciel, le sang à travers « huit lithographies de Zao Wou-Ki », invitation pressante à mener une « vie complète », « Là où les Têtes comman­dantes n'ont plus accès... ») le poème épure, stylise jusqu'à ce que s'émoussent et s'épui­sent les différences : « Comme les arbres sont proches des hommes ! » Un mot, une obses­sion à l'envi récurrents : « désir ». On entend davantage des questionnements que des ré­ponses : « Il reçoit quoi « Qui est proche ? » Sans doute a-t-on perdu ses illu­sions quant aux « mots misérables » ; quant aux hommes : « les deniers n'ont pas long­temps à courir après les Judas. » Une syntaxe rudimentaire, qui évoque ce registre du dis­cours que l'école stigmatise sous l'appellation « petit nègre », s'en tient à la convocation (par la nomination) et à l'injonction (par l'infinitif, comme dans les recettes de cui­sine !) : « Arbres bondir / ciel gémir / consciences écrire / avertir, instruire, contrô­ler, commenter, avertir... » L'humour (pas de grand poète dépourvu d'humour !) rachète, s'il reste à racheter : « Quelqu'un est de ceux qui vers cinq heures ressentent une lourdeur comme une méditation, mais c'est surtout la constipation... » Ou : « l'autre quelqu'un, c'est l'existence de Dieu qui le chipote... » Au trémail des mots d'autres mots se pren­nent : « instable — insatiable ; plafonds — planchers ; affluent — affrontement ». Il n'est même pas interdit de donner campos au sens, de s'insurger contre « les édits de l'écrit. »

Cela n'empêche pas l'horreur de s'installer, prégnante. La guerre : « Il y a un soldat, il y a mille soldats / il y a un million de soldats / il y a qu'il ira / qu'il ira à la guerre / Il y a un pays comme un boa. » Le feu : « Mes portes donnent sur le feu / Le linge de ma chair ar­rachée, ma peau ne m'entoure plus... » L'ini­maginable, lorsque la divination se laisse rat­traper par l'actualité : « l'enfant sans main pagaye au loin au soleil là-bas / entre les palmes / sans pied aux montagnes du pays quitté...» Le 15 janvier 1997, on pouvait lire dans Libération : « Une fillette d'un an, dont les pieds et les mains avaient été sectionnés, a été découverte par sa mère, hier vers midi, dans la chambre de son appartement... » On pressent que « Tu vas continuer sans nous, Terre des hommes / Tu vas continuer, toi... »

Pol Charles