pdl

Critiques de livres


Anne-Claire CORNET
Aimer Marie
Éditions Luce Wilquin
1999
150 p.

Le silence et les mots

En ce mois de septembre 1999, les édi­tions Luce Wilquin ont publié deux romans sensibles et musicaux, dont la lecture est douce malgré les difficultés d'être qu'ils évoquent : Celtitude d'Emmanuèle Sandron et Aimer Marie d'Anne-Claire Cor­net. L'adjectif «poétique» vient naturelle­ment à l'esprit de celui qui veut décrire ces deux textes. Mais que peut signifier une ex­pression comme « roman poétique » ? À pre­mière vue, au moins deux choses : que le travail sur la langue s'y donne à voir et qu'il s'agit plutôt de récits évocateurs que d'in­trigues rondement menées. À lire Sandron et Cornet, un autre aspect du « genre » saute aux yeux : ce sont les trous que contient le texte, le silence entre les mots qui permet aux lecteurs, davantage que dans un roman réaliste, d'interpréter les informations à sa guise et de vagabonder dans son propre imaginaire. Aimer Marie, troisième roman d'Anne-Claire Cornet, est centré sur un personnage féminin, Marie, dont le compagnon vient de disparaître, la laissant seule avec deux petits garçons. Le récit, loin de s'appesantir sur cette séparation (disparition ?), juxtapose, sans ménager aucun lien apparent entre eux, des paragraphes consacrés à l'enfance de Marie et d'autres décrivant son présent, c'est-à-dire, principalement, sa relation à ses enfants. Plus que de cette double descrip­tion, fine et évitant la mièvrerie, la poésie naît du contact entre les deux époques : les années soixante et les années nonante et les enfants différents qu'elles génèrent. Le cri­tique aurait le droit ici de tenter une ana­lyse, psychologique, sociologique, voire his­torique : Anne-Claire Cornet, quant à elle, se retire sur la pointe des pieds. Libre à chacun de voir ce qu'il veut dans l'alignement de ses tableaux comme dans l'espace qui les sépare... Et quand, malgré tout, elle nous donne une clé, le livre touche à sa fin. Le lecteur, d'ailleurs, n'attendait pas du tout cette clé-là. Il est surpris par le secret de Marie, qui épaissit le mystère de son être plutôt qu'il ne l'annule. Un secret, Aliénor, la narratrice de Celti­tude, en cache un aussi, que le récit ne livre qu'avec réticence et que nous nous garde­rons de divulguer ici.


Emmanuèle SANDRON
Celtitude
Éditions Luce Wilquin
1999
128 p.

Celtitude est le second roman publié par Emmanuèle Sandron. Il s'agit d'un texte à deux voix racontant un voyage en Irlande sur les traces d'un moine du moyen âge. Les cents premières pages donnent la parole à Aliénor et les vingt-cinq dernières à son compagnon, Robin, qui retrace le même parcours en illustrant les photos (invisibles pour le lecteur) qu'il a prises en cours de route. Pour lui, le voyage est quête mystique et artistique. Pour elle, recherche de l'autre : en suivant Robin, elle espère le rencontrer. Mais, de même que le compagnon de la Marie d'Anne-Claire Cornet a disparu, celui d'Aliénor est étrangement absent (à en croire la littérature, les hommes, en cette fin de siècle, ne semblent pas être à la hauteur des attentes féminines). Le récit n'aborde pas la question de front, mais le lecteur comprend bientôt que Robin refuse de faire l'amour et qu'Aliénor en souffre. Et l'hom­me ne remplace pas la communication char­nelle par la verbale : il est plutôt taiseux. Aussi Aliénor finit-elle par se retrouver face à elle-même et à son terrible secret. Cette trame se construit lentement, elle est noyée dans un paysage brumeux, si bien que la juxtaposition des deux voix nous en dit plus long sur ce qui sépare les êtres que les aveux des narrateurs. Par ailleurs, le texte accorde beaucoup d'attention aux mots en in­cluant des petites chansons dans la prose ou en jouant sur l'équivoque et la répétition. Ça et là apparaissent des néologismes (freundographie, arc-en-terre) ou de jolies formules, telles que «Je te demande en voyage». Mais, dans Celtitude comme dans Aimer Marie, c'est une partition désinvolte, où les silences comptent autant que les mots, qui s'offre au lecteur.

Laurent Demoulin