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Critiques de livres


Textes d'Alain Le Bras, Eugène Savitzkaya et Philippe Bordes
Alain Le Bras
Nantes
L'Atalante et Association des amis d'Alain Le Bras
1993
(La Boucarderie, F — 44360 Vigneux-de Bretagne, tél. (00-33)4057 1526)

Deux amis

Dans les « éléments biographiques » qui figurent à la fin de la réédi­tion, chez Labor, de Mongolie plaine sale, on peut lire que Savitzkaya ren­contre à Nantes, en 1981, le peintre Alain Le Bras et que celui-ci « lui apprend à regar­der». Le Bras s'est suicidé en 1990; les Edi­tions L'Atalante lui consacrent aujourd'hui un bel album rétrospectif où figurent trois textes du poète liégeois, aux côtés d'une étude de Philippe Bordes et de nombreuses reproductions en couleur. Plusieurs livres, déjà, avaient réuni les noms de Le Bras et de Savitzkaya, des ouvrages d'affinités électives. Le premier, dépourvu de titre, avait été édité en 1984 par le Musée des Beaux-Arts de Nantes. « Ce pays-là », pouvait-on lire en face d'un dessin à pattes de mouches où grouillaient person­nages minuscules, petits monstres et glyphes subtils. Trois simples mots en face de tout un monde, comme si l'écrivain avait refusé de rivaliser avec la profusion des signes qu'on lui présentait. Puis il y eut, en 1985, Quatorze cataclysmes, un opuscule du Temps qu'il fait. Comme dans le précédent, le texte y répondait aux sollicitations des dessins pour esquisser de brefs récits ou de courtes phrases qui pouvaient se lire comme autant de titres donnés aux images. Le Bras ne se contentait pas de peindre ou de dessiner. Curieux de la production d'autrui, il réunissait parfois les œuvres qu'il ai­mait dans des expositions. C'est pour l'une d'elles qu'il commandita à son complice écrivain un récit en rapport avec les travaux exposés. Capolican. Un secret de fabrication sera publié en 1987 chez Arcane 17. La même année, Savitzkaya faisait à son ami l'hommage d'un Portrait en pied, édité par l'Atelier de l'Agneau. « C'est un peintre. Il vit parmi nous. Que mange-t-il ? Il mange tout et le reste. » Ainsi commençait le texte repris aujourd'hui par l'Atalante. Mieux que ne pouvait le faire aucun commentaire critique, ce « portrait » souligne la fine gour­mandise qui animait Le Bras face aux cou­leurs, aux formes, aux matières. A son tour il nous apprend à regarder. Mais du même coup, il nous éclaire sur ce qui, dans la pro­lifération de leurs langages respectifs, rap­prochait le peintre et l'écrivain, mus tous deux par une semblable impulsion de li­berté maniaque. Et c'est alors comme si les tableaux nous apprenaient à lire. Le nom du peintre apparaîtra encore dans un autre livre, qui lui est dédié, L'Eté : pa­pillons, ortie, citrons et mouches, que Savitz­kaya fait paraître à La Cécilia en 1991, avec sept de ses dessins — mais l'homme a dis­paru un an plus tôt. La mort, celle du « tailleur de cire », hante cette petite pla­quette parfumée, la mort et ses métamor­phoses de vent ou de fumier. On sait mieux désormais quel contexte lui donner : l'album de L'Atalante publie plusieurs reproductions de pièces réalisées à partir de cires ou de pâtes à modeler de diverses couleurs. Mais Le Bras est toujours présent chez Sa­vitzkaya. Celui-ci en fait l'aveu dans un texte (daté de 1990) où il raconte quelle place oc­cupent dans sa maison les œuvres de son ami, tandis qu'il se demandera plus tard (dans un texte de mai 92) de quoi se com­pose le souvenir qui l'attache à lui : une double occasion pour le poète de nourrir son sentiment par l'écriture et de célébrer, dans ses singularités, la munificence du monde. Il y a ainsi des livres qui nous rappellent ju­dicieusement que l'art et la culture ne de­vraient servir, au bout du compte, qu'à mieux aimer et mieux vivre.

Carmelo VIRONE