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Critiques de livres

Valérie André
Réflexions sur la question rousse
Paris
Tallandier
2007
283 p.

La rousseur des autres
par Jean Claude Bologne
Le Carnet et les Instants n° 148

Quoi de commun entre Nana et Quasimodo, le Vautrin de Balzac et le Grenouille de Süskind, Judas et le Christ? La rousseur, tout simplement. Et les préjugés dont, peu ou prou, ils ont été victimes. Valérie André en retrace brièvement l'histoire, avant de se concentrer sur l'époque qui les a ancrés dans les esprits : la littérature des XIXe et XXe siècles. L'odeur, la laideur, la luxure, la violence, les liens avec le diable sont les plus fréquents.

Un détour par l'histoire et la sémantique suffit à les démonter. Non, les Égyptiens ne mettaient pas à mort les bébés roux, sinon dans une lecture biaisée de Plutarque; pour preuve, le rouquin Ramsès II. Non, les juifs ne sont pas devenus roux après l'épisode du Veau d'or, sinon dans des légendes inconnues du récit biblique. Et si l'un et l'autre Testaments attribuent cette couleur à des personnages funestes (Ésaü, Judas), n'oublions pas la rousseur de Salomon ou celle du Christ, auxquels on pourrait ajouter la Sulamite et ses cheveux aux reflets de pourpre. Quant aux sorcières rousses, elles ne figurent pas dans les traités de démonologie consultés par l'auteur.

Des concepts anciens, en revanche, expliquent les préjugés modernes : l'opposition platonicienne entre les principes du Bien et du Mal, et leur confusion avec ceux de la Beauté et de la Laideur; l'idéologie tripartite mise en évidence par Dumézil, et dont la deuxième fonction (guerrière) est associée au rouge; la fascination trouble des Romain(e)s pour la rousseur mâle (quoique artificielle) des Germains; la hantise universelle de la marginalité... Voilà de quoi alimenter tous les lieux communs, qui cependant ne se fixeront que dans la littérature classique.

Le roux devient alors un personnage littéraire, que Valérie André analyse selon cinq grands axes (diabolisation, sexualité, odeur, violence, persécution) dans la littérature européenne des trois derniers siècles. Une analyse largement illustrée d'extraits et de résumés des œuvres. On y trouve en effet des morceaux d'anthologie, des phantasmes sadiens à ceux des médecins du XIXe siècle. Notre époque en fournit d'aussi savoureux, comme l'article ironique de Desproges, même s'ils font parfois froid dans le dos, ou sous la plume de Céline ou de San Antonio.

Héritiers d'antiques préjugés, le diable boiteux de Lesage, les Yahoos de Swift ou le Vautrin de Balzac créent un type qui s'impose non seulement à la littérature, mais à toute une société. La rousseur devient alors une fatalité à laquelle il est impossible d'échapper. La rousse, même vertueuse, deviendra une demi-mondaine ou une putain (la Nana de Zola, et surtout l'Yvette de Maupassant), le roux un violent ou un assassin (Joseph Day dans Moïra de Green), voire un fou furieux qu'il convient de lobotomiser d'urgence (Mac Murphy, dans Vol au-dessus d'un nid de coucou de Kesey).

Cela justifie l'allusion, par le titre, aux Réflexions sur la question juive de Sartre : comme pour l'antisémitisme, l'anathématisation de la rousseur tient du racisme ordinaire et «devance les faits qui devraient la faire naître». Dépossédé de son identité, le roux comme le juif n'en retrouvent une qu'en assumant les lieux communs qu'on leur inflige, et qui, curieusement, se rejoignent souvent : laideur, odeur, méchanceté, jusqu'à avoir enfanté cet hybride du juif roux, dont Judas... et le Christ sont les parangons. «Les roux se sentent roux dans le regard de l'autre, et la rousseur se substitue à leur identité. Elle les désigne, au point de remplacer prénoms et patronymes, elle les conditionne. Leur comportement est induit par le préjugé indéracinable qui les frappe.»

Si la littérature a engendré le tragique lieu commun «qui, aujourd'hui encore, fait pleurer les petits rouquins dans les cours d'école», elle a aussi constitué un formidable facteur de banalisation et de valorisation des différences. La beauté funeste, qui traînait jadis les relents roussi du diable, a fasciné la fin du XIXe siècle et engendré la mode de la rouquine piquante ou de la flamboyante amazone. Le petit garçon roux, sympathique, malicieux, issu de Poil de Carotte, échappe désormais aux persécutions de madame Lepic et a peuplé la bande dessinée de Boule et Bill, de Tintin ou de Spirou... Dans une belle revanche sur la marginalisation du roux dont elle fut en partie responsable, la littérature, en apprivoisant l'altérité, nous a aidés à en comprendre les richesses.

Le «voyage au bout de la rousseur» dans la littérature des trois derniers siècles, qui constitue la majeure partie de cet essai, en est aussi la plus originale. Le survol historique qui le précède, éclairant et sensé, nous laisse un peu sur notre faim et doit bien conclure à l'impossibilité de dater de façon précise la naissance des nombreux préjugés. Dans certains exemples, on a l'impression que l'auteur joue facilement sur la confusion, certes bien attestée, entre roux, fauve et blond. Mais nous ne bouderons pas notre plaisir à redécouvrir, et parfois à découvrir, sous cet angle singulier, cette littérature européenne qui «constitue un indispensable rempart contre la robotisation d'une société en crise».