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Critiques de livres


Jean-Claude PIROTTE
Ange Vincent
La Table ronde
coll. Vermillon
2001
128 p.

Un roman, à quoi bon ?

Si la couverture du dernier livre de Jean-Claude Pirotte — Ange Vincent — annonce un roman, le lecteur aura beaucoup de peine à en reconnaître un dans les trois récits qui composent l'ouvrage. Dans le premier récit, à caractère autobiographique, déjà publié en revue, un narra­teur tente de faire revivre, à partir d'une photographie de famille — joli motif récur­rent qui structure le texte —, un passé qui lui échappe, ses amours passionnées d'ado­lescent, pour sa sœur et pour d'autres jeunes filles dont les traits se brouillent. Le deuxième récit raconte la promenade d'un homme qui songe à un visage féminin entr'aperçu et essaie, en vain, d'en recom­poser les traits. Au cours de ses déambulations, plusieurs points de chute dans les cafés — il détaille les serveuses et évoque une aventure passagère et très physique qu'il a vécue dans la ville. Et se remémore une enfance qui complète les faits racontés dans le premier récit. Troisième récit : un écrivain, attablé dans un café et distrait par la serveuse, ébauche un roman et se mêle constamment à la trame de ce roman qui ne démarre pas. Les trois récits sont précédés d'un avant-propos qui, tout en se focalisant sur l'historique du premier récit, affirme le liant de l'ensemble du livre : l'évocation des femmes aimées.

Le troisième récit fait apparaître le person­nage auquel le « roman » doit son titre. Ange Vincent est le personnage central du roman que l'écrivain tente de composer. Dans le texte d'avant-propos, Pirotte nous avertit qu'Ange Vincent est son double (dans son œuvre, on rencontre fréquemment cette pro­jection de Pirotte en voyou). Ange Vincent, dans l'histoire duquel l'écrivain entre constamment par effraction, est un boxeur qui a « raccroché ses gants ». Sorte de symbole dé­risoire de l'écrivain qui se montre incapable de terminer son intrigue. Au début de cette histoire, Pirotte cite un passage de Thiry sur les automobiles, (l'histoire précédente com­mençait par un trajet en auto) ; Ange Vin­cent réincarne une sorte d'« ange A-quoi-bon », qui finit par inspirer à l'écrivain (trois pages avant la fin du « roman ») : « Si je pou­vais écrire un roman, je le voudrais sinueux et vaste... »

En effet Pirotte n'est pas romancier, il est, il nous semble, d'abord poète. Les récits qu'il produit, on dirait qu'ils se réfèrent tous à cet événement qui a fait de lui un homme sans avenir social, un homme du présent et du passé : cet exil d'avocat défroqué, à l'affût, de préférence dans des provinces incertaines, dans une infinie et difficile disponibilité au Temps. Dès lors ses fictions s'embourbent, retournent à son enfance et à son adoles­cence assez désespérément évoquées ou se figent dans un présent dont il recueille les rythmes. Car Pirotte met tout en rythme et c'est ce qui fait la valeur de ses récits. Tout, sans distinction et sans projet. Ce projet qui fait la particularité des romans dont l'action évolue conformément aux délibérations d'un personnage qui articule le présent à un ave­nir, on ne le trouve pas dans les fictions de Pirotte : pas d'avenir chez celui qui ramène son lecteur à jouir du moment. Dès lors, cette langue enfoncée dans le présent devient poétique : on appréciera par exemple le début du second récit qui montre un narra­teur au volant d'une voiture, un levier de changement de vitesse « torturé » comme la raison du narrateur qui, plus loin, « re­nâcle », traversant un paysage qui prend des traits anthropomorphiques, conformes au vi­sage de la femme entr'aperçue.

Ces trois récits qui s'emboîtent sont centrés sur des réalisations de l'Eros, des évocations de femmes « fugitives » aux pratiques érotiques décrites dans leurs détails les plus crus, en passant par la rêverie sur des ser­veuses bien présentes. Pirotte, qui aime citer ses auteurs (le plus souvent franco-graphes), met en exergue d'une de ses his­toires, celui qui a fait naître de la trame ro­manesque des réalisations extrêmement subtiles de l'Eros : D.H. Lawrence. Et Pi­rotte de reprendre la phrase de Lawrence qui a sans doute le moins trait à l'amour : « II y a une bergeronnette perchée sur la grille... » Comme toujours, chez Pirotte, l'art de répondre à côté de la question et de faire du roman une succession d'haïku... Ainsi, libéré de la trame narrative du roman, le lecteur est au prise, dans ce type de fiction, avec une langue rythmée, sujette aux fissures (c'est un mot d'André Dhôtel, dont le ro­mancier KO déclare « Peut-être aurais-je eu besoin d'un père. André Dhôtel ? Marcel Cerdan ?) » poétiques qui recomposent au hasard une existence solitaire et en dernier ressort, dramatique. « Je vis où le vent souffle, où l'automne grince et bat les au­vents, je vis dans le mot vent proféré par tous les interstices, introduits dans les moindres discours, insidieux et violent. » Pirotte met en musique « ce mythe, [son] secret, qui de­vint [sa] raison d'être », un long fado, un chant brisé d'invocations fragmentées en des rythmes tertiaires, des motifs allégoriques, des métaphores filées qui renvoient à une po­sition existentielle plutôt radicale, mise en distance périodiquement par l'autodérision.

 

Hugues Robaye