pdl

Critiques de livres


Thomas GUNZIG
A part moi personne n’est mort
Le Castor Astral
coll. « Escales du Nord »
1999
160 p.

Le monde comme catastrophe

L’univers de Thomas Gunzig, c'est le moins qu'on puisse dire, n'a rien d'un paradis romantique. Ses textes ont presque toujours pour cadre des milieux hostiles à l'homme. Forêts équatoriales ou vastes étendues glacées, la nature y éprouve les organismes, les liquéfie par la chaleur ou les pétrifie par le froid. Le monde est devenu un immense laboratoire, dans lequel le genre humain (ou ce qui y ressemble) lutte pour sa survie, et où il est à tout moment question de déviance, d'adaptation, de mutations et de monstruosités.

Ce qui intéresse l'expérimentateur Gunzig, ce sont les situations extrêmes, paradoxales. Sa méthode ignore les états intermédiaires. Le modéré, le tempéré n'existent pour ainsi dire pas. Pas davantage d'ailleurs que la nor­malité. Ou si elle existe, c'est comme un état lui-même anormal, générateur de mort. Dans La vie brûlante des bois et des forêts, le narrateur est un mutant dont le corps se cou­vre de toute sorte d'excroissances : lorsque sa maladie disparaît, il ne peut le supporter et se suicide. Dans une autre nouvelle, d'inspi­ration très « poesque » (La vie sans ligne d'horizon), la maison qu'il occupe est envahie par une pourriture jaune ; quand celle-ci gagne son propre corps, il s'enchaîne dans la cave, ayant atteint une sorte de mortelle félicité : « Maintenant, je suis bien. Plus rien ne me parvient du dehors, ni son ni lumière, ni l'odeur de champignon. Bientôt viendra le temps béni où tout ce qui se passe m'aura ou­blié. »

L'humanité selon Gunzig ne se présente pas comme un corps social organisé, mais comme un agrégat d'individus livrés à eux-mêmes, ou de petits groupes que seule réunit la folie de­structrice. Pour tuer le temps, trois paumés essaient de faire sauter le grand magasin d'en face (Triple genèse d'un tueur en série...). Un quatuor d'abrutis perdus dans un coin d'Afri­que trompent leur ennui en zigouillant des animaux, puis des « pelures », entendez des « nègres » ; à la fin le narrateur se couvre le corps de noir et se fait tuer par ses propres compagnons (En lettres de feu dans le ciel du Seigneur). Des bandes de soldats hallucinés, sortis d'on ne sait quelle guérilla perdue, er­rent en quête de prisonniers à torturer (Situa­tion instable penchant vers le mois d'août) ou de survivants à exterminer (Baptême de l'air). Même les animaux sont saisis de folie meur­trière : Walter, le coq de combat, se venge de l'élimination de sa progéniture en déchique­tant un bébé à coups de bec et d'ergots (La technique de l'abattement simultané). Aucune place, dans ces récits abrupts, à l'écri­ture sèche, presque clinique, pour les subtilités de la psychologie, les lois et les interdits qui fondent toute civilisation.

L'individu se réduit à sa pulsion destructrice, presque toujours dis­sociée d'ailleurs de la pulsion érotique (significativement, des quatre tueurs de En lettres de feu..., le seul à s'intéresser à la jeune captive noire est aussi le seul qui soit sexuellement impuissant, pour s'être « lui-même envoyé une balle dans les couilles quand son père lui appre­nait à tirer »). Le meurtre ou la souffrance sont infligés par désœuvrement ou par une sorte de fatalité qui dépasse l'individu, sans qu'il en tire de jouissance particulière. La compassion, le remords, le pardon n'existent pas. Le monde de Gunzig est celui de l'Ancien Testament. Mais c'est un monde sans Dieu, où seul subsiste le couple faute/expiation : si l'on cesse de tuer, c'est pour se tuer ou se faire tuer. Kafka, on le voit, n'est pas loin. Quasiment dépourvu d'affects et de prin­cipes moraux, l'individu se réduit le plus souvent à n'être qu'un corps, voire une machine. Normal, dès lors, que les conditions climatiques et géographiques jouent un rôle si important. La nouvelle qui donne son titre au recueil (la plus intéressante et la plus complexe sur le plan narratif) raconte la nais­sance d'une génération d'enfants monstres, sanguinaires et surdoués, qui ont pris le contrôle du sud de l'Europe, et que tentent vainement de combattre les méthodes « nor­diques » du professeur Lagerborg. Vérité sau­vage en quantité par toute saison évoque une vague de suicides collectifs, qui serait liée à la frénésie reproductrice des lemmings de l'An­tarctique. Et ainsi de suite... Le livre refermé, on aimerait se dire que Gunzig invente, qu'il en rajoute. Que ce jeune homme a la plume féconde, mais déci­dément trop morbide. Bref qu'il a, comme on dit, l'imagination un peu dérangée. Et que le monde autour de nous, finalement, ne va pas (encore) si mal que ça. Si c'est vrai­ment ce qu'on pense, alors mieux vaut laisser les journaux et les livres d'histoire fermés. Mieux vaut oublier qu'à l'autre bout du monde, quand ce n'est pas à nos portes mêmes, existent des lieux qui ont pour nom le Cambodge et le Timor, le Rwanda et la Sierra Leone, la Bosnie et le Kosovo... Avec en toile de fond, toujours impensables, et par cela même toujours à repenser, ces deux ab­solus de l'horreur que sont Hiroshima et l'Holocauste.

Gunzig invente, certes. Mais il n'invente que ce qui existe. Comme tous les écrivains dignes de ce nom. Et pour ce qui est d'exa­gérer, la réalité s'en charge bien elle-même.

Daniel Arnaut