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Critiques de livres


Marcel DETIENNE
Apollon le couteau à la main
Gallimard
Bibliothèque des sciences humaines
1998
350 p.

Les dieux ont toujours soif

« Les dieux ont toujours soif / N'en ont jamais assez », chante Bras­sens, et il faut entendre : jamais assez de sang... Ainsi d'Apollon : incarna­tion de la beauté, dieu de la lumière et de la musique, protecteur des muses, divin gué­risseur, disent benoîtement les diction­naires, qui mentionnent en passant sa vio­lence guerrière et s'esclaffent de ce qu'il ait fait pousser des oreilles d'âne à Midas. Evidemment, sur et autour d'Apollon, Detienne a tout lu. C'est bien le moins de la part d'un professeur à l'université John Hopkins et d'un directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études. Témoignent de cette boulimie les 80 pages de notes où se côtoient poètes et historiens grecs illustres et obscurs, comme le poète Spartiate Alcman, auteur d'une cosmogonie découverte seulement en 1957, linguistes, lexicogra­phes, mythographes, sémanticiens (Detienne prend son pied dans des enquêtes sé­mantiques lumineuses) et l'excellente Marie Delcourt, épouse d'un Alexis Curvers au­jourd'hui injustement négligé et que l'im­buvable Yourcenar traita un méchant jour comme un valet...

Je disais : sur et autour d'Apollon. C'est re­lever le souci de l'auteur : présenter « la plu­ralité des interfaces du même dieu et d'une série d'autres venus à sa rencontre ou placés sur sa route... » En effet, « en régime poly­théiste un dieu ne peut se définir en termes statiques et [...] il convient de faire le relevé de l'ensemble des positions occupées par une puissance divine au lieu de se contenter de l'identifier au premier coup d'œil. » Détienne iconoclaste. Car voici un Apollon né sur une île tout juste bonne à servir de « refuge pour les phoques et les poulpes » : né petitement. Mais vite terrible. Bon mar­cheur (et même sprinter), il fait trembler la terre sous son pas furibond. Il se construit des autels où sacrifier des chairs grasses, odorantes et graillonnantes au dieu ar­cher, seule l'offrande de cent victimes (l'hé­catombe) est agréable. Il règne sur les cui­sines et leurs armées de bouchers-fonctionnaires. Tout fondateur de cité doit, sous peine de ne pas réaliser son projet, ob­tenir son investiture : c'est d'Apollon qu'il détient sa légitimité d'autocrator aux pleins pouvoirs. Superbe est le tempérament d'un chef qui veut « commander en maître aux Immortels aussi bien qu'aux Mortels. » Il est le souverain des portails et des enceintes, le défenseur suprême, YApotropaïos qui conjure la mort, l'épidémie et la famine. Devin, il se fait fort de révéler « les desseins infaillibles de Zeus », et indique aux Argo­nautes la route à suivre pour atteindre le pays de la Toison d'Or. Ce dieu gourmand est aussi fin gourmet : il prétend que lui soient réservés les morceaux de premier choix et les agnelets premiers-nés. Mais surtout : il est l'Homme au Couteau sacrificiel, au Couteau Carnivore « qui se met à table au lieu de regagner son étui... » Apollon meurtrier, au casier judiciaire fort lourd, et maintes fois privé des droits olym­piens : il perce de flèches les Cyclopes, tue la serpente monstrueuse, manigance les meurtres des autres : ainsi, par Oreste, l'as­sassinat de sa mère et de son amant. Autour de lui gravite une bande féroce de coupe-jarrets.

Poètes et peintres (ceux des cratères grecs, où l'on voit Apollon frappant Tytios ; Ti­tien qui montre le dieu dépeçant Marsyas) savaient ces sanglantes turpitudes. D'une écriture très rythmée, qui n'est pas sans rap­peler celle des conteurs grecs (« la Gaia primordiale qui désirait si intensément la mu­tilation d'Ouranos qu'elle conçut seule en sa matrice technicienne le "blanc métal acier" et qu'elle en reçut les éclaboussures, "toutes", d'où grandirent avec le cours des années les puissances de la colère et le res­sentiment »), Détienne bouscule une my­thologie aseptisée et sulpicienne pour lui substituer une vision noire et rouge : « L'Apollon des bouchers [...] mène tout droit vers le dieu des meurtriers... »

Pol Charles