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Critiques de livres


Eva KAVIAN
Après vous
Le Hêtre pourpre éditeur
2000
116 p.

L'utopie du on

Je suis toutes les femmes, chantait Dalida. Je suis comme toutes femmes pourrait dire l'héroïne d'Après vous, le premier roman d'Eva Kavian. Une héroïne pronommée on, ni je ni elle. Un on com­mun, comme un gîte ou une terre d'accueil pour les femmes — et quelques hommes aussi, sûrement. Même si le pronom il ne fusionnera jamais avec elle, peut-être qu'il peut se fondre un peu, le temps d'un roman. Car des hommes ont aussi connu le temps des cœurs brisés, des amours perdues et déçues, la quête des grands sentiments, ont aussi connu la compagne (ou le compa­gnon) absent au quotidien ou lors des mo­ments importants... Eva Kavian croit telle­ment à l'expérience partagée, en vrai et par des lectures, qu'elle se permet de ne pas finir ses phrases ou de faire abstraction de certains mots — et le lecteur de com­prendre tout de même, il sait de quoi elle veut parler et connaît les mots absents. Comme si on partageait toutes et tous un squelette commun de l'expérience — celui construit par la biologie (la vie, la mort) mais aussi par la société (le mariage, entre autres). Le reste (la chair, le contingent) c'est à chacun de le subir, de le construire. De le vivre.

Dans Après vous, on suit donc une femme, depuis sa naissance (« on sort un jour d'un ventre chaud parce qu'un homme et une femme ont voulu avoir une famille, mais on n'a rien demandé »), jusqu'à sa vie de femme mariée. Une femme qui croit qu'elle aurait mieux fait d'être un garçon. De petite fille intelligente, elle deviendra une adoles­cente qui l'est tout autant et dont le père es­père qu'elle fera sa médecine. Ses études, elle les choisira en fonction de l'autre homme, de l'amoureux. Pour être dans la même ville que lui. Même si elle doit sacrifier l'ambi­tion paternelle — sacrifice de la femme, bien évidemment. Ses parents, du genre émancipé mais pas trop, suivent de près ses relations d'amour : pour qu'elle aussi ait des enfants. L'histoire doit continuer. On la suit découvrant l'amour, ses bonheurs, ses dou­leurs, la sexualité (qu'elle apprend aussi par les livres, et là le texte d'Eva Kavian d'être travaillé par le vocabulaire médical, et de pointer tout l'espace entre la vie biologique et la vie fanatasmatique-amoureuse). Arri­vera le mariage, avec un footballeur professionnel et vedette, qui vit le plus souvent éloigné de la maison et la maternité : quatre filles, dont deux jumelles. Pour tout ce qui concerne cette vie-là, la narratrice dit on. Elle est on. Le temps de quelques lignes, elle passera au je, quand elle racontera l'avortement par accident de son cinquième enfant, quand elle écrira sa douleur impartageable. Dans la communauté créée par on n'est pas totale, l'individualité est donc préservée. L'utopie est d'autant plus puissante, plus belle. Grâce à la littérature. Loin du cynisme qui fait du livre (de l'art) un produit comme un autre, sans autre but que d'en enrichir quelques-uns, il nous rappelle que « chacun, dans sa solitude, ses souffrances et ses manques, tourne autour du même soleil ».

Michel Zumkir