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Critiques de livres

Arnaud de la Croix
Hildegarde de Bingen.
La langue inconnue
Monaco
Éditions Alphée
2008
240 p.

Une langue inconnue
par Joseph Duhamel
Le Carnet et les Instants n° 152

Créer une langue est une démarche suspecte; ne parle-t-on pas à propos de ces créateurs de «fous du langage»? D'autant plus quand il s'agit d'une des personnalités phares du XIIe siècle, une femme hors du commun (qui se qualifie elle-même de «pauvre petite forme féminine»). Hildegarde de Bingen, issue d'une famille aisée, mais peu instruite, entre en religion comme oblate. Elle fonde un couvent dont elle devient abbesse et produit une oeuvre riche et variée : des écrits scientifiques reprenant ses recherches sur la nature, des récits prophétiques, des compositions musicales étonnantes pour l'époque, une correspondance suivie avec diverses personnalités. Mais quel rapport établir entre ces différentes démarches et cette tentative apparemment un peu vaine, ce passe-temps dénué de sens, qu'est l'invention d'une langue et la création d'un alphabet? Depuis le début du XIXe les tentatives d'élucidation de cette lingua ignota se sont centrées principalement sur l'aspect philologique. Des avancées importantes ont eu lieu, mais des lacunes subsistent. Arnaud de la Croix soumet ces hypothèses à un examen critique et avance des explications nouvelles. Et sa méthode d'approche est aussi intéressante que les résultats qu'il propose.

Cette lingua ignota apparaît dans deux textes : un chant liturgique reprenant cinq mots et un lexique de 1.011 mots, composés par Hildegarde. Arnaud de la Croix redessine d'abord le contexte culturel. C'est ainsi que l'on peut voir que l'ordre qui organise le lexique est construit à partir de la perspective dominante au Moyen Âge, le point de vue, au sens littéral, de Dieu. Cette perspective crée une hiérarchie et des sous-hiérarchies précises, qui sont en elles-mêmes une grille de lecture du monde. La vie d'Hildegarde, son expérience mystique et visionnaire, ses qualités musicales et littéraires sont d'autres biais de compréhension. Mais encore, l'historien s'inspire de l'expérience d'un créateur de langue construite, par ailleurs très sérieux spécialiste de l'anglo-saxon ancien, J.R. R. Tolkien. Celui-ci confesse son «vice secret», l'invention de langues, et évoque à ce propos «le plaisir du son articulé», son usage symbolique et phonétique en de-hors de toute communication, et donc la joie de celui qui fabrique des sons selon son plaisir. Ce qui est sans doute le cas d'Hildegarde, lorsque l'on considère la recherche phonétique dans ses créations verbales, qui n'est pas sans lien avec ses aptitudes musicales. Cette langue révélée, utilisée dans un chant religieux, serait donc une «langue virginale, adamique, paradisiaque et angélique, dont la faiblesse de l'homme mortel supporte difficilement la force et la sonorité».

S'interrogeant plus avant sur la personnalité de la sainte, Arnaud de la Croix ne peut manquer d'évoquer, avec des spécialistes des sciences de la cognition, le haut potentiel d'Hildegarde, son mode de pensée et de perception original et hors norme, procédant par efflorescence continue, qui la ferait passer aujourd'hui pour une surdouée.